Alfred Döblin
Ætheria
Traduit de l’allemand par Marianne Charrière
Collection : Der Doppelgänger
200 pages
13,79 €
978-2-86432-138-5
septembre 1991
Ce roman écrit en 1949 occupe une place toute particulière dans l’œuvre multiforme de Döblin et révèle un aspect mystique de son évolution que les lecteurs de Berlin Alexanderplatz ne soupçonnent guère. Converti au catholicisme pendant son exil aux États-Unis, en 1941, Döblin trouve avec ce texte, au sortir de la seconde guerre mondiale, une voix d’apaisement et de réconciliation.
Le roman s’inspire librement de la figure à demi légendaire d’Éthérie ou Égérie, auteur supposé d’un journal de voyage à Jérusalem ; il n’a pourtant rien d’historique. Le monde méditerranéen des premiers siècles de l’ère chrétienne sert ici de toile de fond à une narration d’une liberté totale qui fait de ce voyage, avec ses multiples rebondissements, une aventure initiatique où l’imaginaire mène aux portes de la mystique.
Ætheria avait connu le bonheur lors de sa traversée. Ici, elle se remit à aider les autres comme si elle était chez elle et non en pèlerinage. Elle apportait son soutien aux personnes faibles et les conduisait dans la chapelle d’Eusebius. Pour ne pas se trahir, il lui fallut, bon gré mal gré, prendre part aux prières. Et bien qu’elle les suivît sans enthousiasme et avec distraction, elle fut rapidement entraînée dans l’extase, comme par violence, contre sa décision de tenir bon et de simplement veiller aux femmes qu’elle avait amenées ici. Voilà qu’elle était étendue sur le sol et entraînait les autres qui priaient avec ferveur et balbutiaient.
Eusebius, le supérieur, abhorrait ce genre de manières. Il parla à Ætheria, avant qu’elle reparte, sur un ton inamical, et la questionna. Elle se sentit honteuse tout en éprouvant de la colère contre elle-même. Ce devait être la faute de cet homme mystérieux. Il ne la lâchait pas. Elle se jura, pour le cas où il faudrait remettre les pieds dans cette chapelle, de penser à Hestia et de prier Rhéa, la Grande Mère. Oui : elle voulait implorer sa protection car elle n’était pas chrétienne.
Je n’aurais pas dû les suivre, se lamentait-elle. Si seulement ce terrifiant personnage se montrait à nouveau à moi, lui qui croit tout savoir sur moi et qui m’a conseillé d’aller à Jérusalem, tout en sachant parfaitement que je porte secrètement le deuil de Valerio.
Est-ce m’aider que de m’attirer ici ? Je ne me laisserai pas berner.
Un jour, on les conduisit jusqu’à Bethléem, tous étaient emplis d’un désir ardent et d’un profond bonheur à l’idée de se rendre à Bethléem où l’Enfant Jésus s’était trouvé dans la crèche, où le Sauveur était venu dans notre effroyable monde. Ætheria accompagna les autres. Il lui fallut prendre part aux prières. Elle était très décidée. Elle invoqua la Grande Mère Rhéa, et surmonta avec bonheur les épreuves.
Mais le dernier jour, elle fut saisie par quelque chose de plus fort qu’elle. Cette fois, le coup frappé fut violent. C’était à la fin de la prière, à laquelle elle s’était rendue aussi décidée que sûre d’elle-même. Au bout de très peu de temps, elle se mit à bredouiller et son regard devint radieux. On le lui raconta plus tard. Elle fit la joie de tous. Elle fut enviée. Tout convergeait en elle vers une unique vibration convulsive. Mais la deuxième fois, ce fut plus grave et plus lourd de conséquences pour elle.
Aux temps anciens, on s’en souvient, trois rois venus d’Orient se rendirent à Bethléem pour rendre hommage au Roi des rois, alors que personne d’autre que sa mère ne le connaissait. Ils lui apportèrent des cadeaux, les premiers présents, les premiers témoignages de déférence du monde terrestre, ce monde qui lui devait son existence. Ils apportèrent de l’or, de la myrrhe et de l’encens, il leur avait fallu faire un long voyage et poser maintes questions pour trouver leur chemin. Mais une petite étoile dans le ciel leur vint en aide. Elle progressait devant eux, ils la suivirent jusqu’au moment où ils arrivèrent à la grotte où se trouvaient la sainte Mère de Dieu et l’enfant. L’étoile s’arrêta au-dessus de la grotte. Oh ! combien de temps s’est écoulé depuis que les mages se sont rendus à Bethléem pour rendre hommage à l’enfant dans la crèche !
L’enfant grandit, devint Jésus de Nazareth, qui chemina à travers tout le pays, prêchant l’amour et faisant des miracles, et c’est pour cette raison que les Romains, quand il eut atteint l’âge de trente-trois ans, vinrent le chercher dans la haute ville de Jérusalem pour le conduire sur le Golgotha où il fut crucifié entre deux larrons, ce qu’il avait prévu, de même qu’il avait prévu et prédit ce qui se produisit par la suite : sa résurrection au troisième jour. Ils trouvèrent son tombeau vide. Il était monté au ciel pour s’asseoir à la droite de son Père.