Le Nouvel Observateur, 19 septembre 2013, par Éric Aeschimann
Mais qui est donc Benny Lévy ?
Il a été le chef des maos français, puis le secrétaire de Sartre, avant de se tourner vers le judaïsme. Une vie aussi incroyable que mal connue.
Il aurait dû devenir une des figures du roman national. Son nom aurait pu symboliser la sortie de l’aspiration révolutionnaire dans les années 1970, moment clé de l’histoire politique française. Un homme qui est passé de l’agitation gauchiste à l’antimarxisme, de la création de Libération à la défense du judaïsme, c’est Cohn-Bendit, BHL, July et Finkielkraut réunis dans un seul corps ! Pourtant, au-delà des cercles spécialisés, qui le connaît ? Qui lit celui qui fut l’élève d’Althusser, l’interlocuteur de Sartre, le disciple de Levinas – excusez du peu ? Benny Lévy est mort il y a dix ans et malgré son influence déterminante sur la pensée de gauche, il n’a jamais franchi le mur de la notoriété. « C’est l’un des rois cachés de notre temps », a pu résumer Bernard-Henri Lévy.
« De Mao à Moïse » : Benny Lévy détestait la paronomase rituellement utilisée pour décrire sa vie. Il corrigeait : « De Moïse à Moïse en passant par Mao. » Car devenir juif aura été la grande affaire de sa vie. Au Caire, il naît dans une famille juive, mais on parle arabe à la maison, on ne respecte pas les rites et les enfants sont envoyés au lycée français. Le premier émoi spirituel de Benny, c’est l’admiration qu’il éprouve pour l’engagement communiste de son grand frère, Eddy, lequel, converti à l’islam, deviendra un grand spécialiste du monde arabe… Premier renvoi aux origines : en 1956, quand Nasser appelle les Égyptiens à défendre le canal de Suez, il entend crier « mort aux juifs » dans la rue. La famille doit partir en exil.
« J’avais avec la France un rapport de conquête. » Débarquant à Paris via Bruxelles, Lévy est admis au lycée Louis-le-Grand, puis à Normale-Sup en 1965. Cette tête-là était une fabuleuse mécanique, disent tous ceux qui l’ont connu. On est dans les années théoriques, la Rue-d’Ulm est en effervescence et le nouveau venu, tout en mettant en fiches les œuvres complètes de Lénine à la demande d’Althusser, se lie avec Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Robert Linhart et les autres. Il devient le numéro deux d’un groupuscule gauchiste, l’UJCML, puis numéro un de la Gauche prolétarienne (GP). Être chef est alors son destin naturel.
Pourquoi le gauchisme ? Pourquoi entre-t-il en extase lorsque, en vacances en Bretagne, il lit dans Pékin Information la décision en seize points du Parti communiste chinois qui donne le coup d’envoi à la Révolution culturelle ? Parce qu’il y est question de changer « l’homme en ce qu’il a de plus profond », de s’attaquer à son moi égoïste, de plonger à la racine. Mao, comme Abraham, brise les idoles : voilà ce qui attire Benny. Et parmi les idoles, il y a l’intellectuel, que la Chine aurait exilé aux champs et que les maos de France envoient à l’usine. Ce sera l’épopée sublime et autodestructrice des « établis », dont plusieurs ne se remettront jamais. Déjà, en 1968, les maos ont regardé avec dédain les enfants de la bourgeoisie défiler dans la rue et n’ont rejoint le mouvement qu’avec les occupations d’usine. Par la suite, ils mettront les bouchées doubles, et la Gauche prolétarienne sera la vedette des années contestataires, remplissant une bonne partie des fameuses pages « Agitation » du Monde.
Dans Tigre en papier, Olivier Rolin a décrit l’ascendant du grand chef sur ses militants. Il « pouvait parler une heure sans notes, sans la moindre hésitation, sans commettre la plus petite faute de syntaxe. Sa voix, que n’altérait aucun changement de ton, de rythme, aucun lapsus, aucune plaisanterie non plus, cela va de soi, avait un pouvoir littéralement hypnotique ». Sous la férule de Benny, la GP déploie une activité de tous les instants, pour le meilleur et pour le pire : soutien aux travailleurs immigrés et aux prisonniers en révolte, alliance avec les intellectuels, mais aussi appel à la justice populaire au moment de l’affaire de Bruay-en-Artois. « Pour renverser l’autorité de la classe bourgeoise, la population humiliée aura raison d’installer une brève période de terreur et d’attenter à la personne d’une poignée d’individus méprisables, haïs », dit un texte de La Cause du peuple attribué à Benny Lévy.
Benny Lévy n’a pas été lui-même établi en usine, n’a pas participé aux opérations « militaires » de la GP, ne fut pas du voyage en Jordanie auprès des fedayins palestiniens. Apatride, il est à la merci du moindre contrôle d’identité. Il se montre peu, on l’appelle Pierre Victor et il faudra deux présidents de la République pour régulariser sa situation. Saisi par le directeur de Normale-Sup, Pompidou refuse. Quelques années plus tard, Sartre obtient le feu vert de Giscard. « Il faudra que vous m’expliquiez pourquoi vous êtes si joyeux », lui lance Simone de Beauvoir, visiblement incapable d’imaginer la vie d’un sans-papiers.
Entre-temps, l’expérience gauchiste a tourné court. En 1972, la mort du militant Pierre Overney, tué par un vigile de Renault, puis l’enlèvement en représailles d’un cadre de la régie, Robert Nogrette, marquent la rupture. La GP a testé le passage à la violence, puis reculé : non, pas ça, pas nous. Au bout de quarante-huit heures, Benny ordonne à ses troupes de relâcher Nogrette. Tout comme il condamne la tuerie des athlètes israéliens à Munich, alors qu’une partie de sa base est constituée de travailleurs immigrés très pro-palestiniens. À l’automne 1973, il dissout la GP et entame un tour de France pour expliquer aux militants des régions que c’est fini, qu’il faut renoncer au rêve révolutionnaire. Certains lui en ont longtemps voulu d’avoir suscité l’espoir comme de l’avoir brisé.
Le grand soir n’est plus pour demain. Que faire ? Sartre, qui a soutenu les publications de l’organisation, La Cause du peuple et Libération, l’engage comme secrétaire. Bientôt, les deux hommes discutent d’égal à égal sur la question de l’espoir. Ils étudient la révolution, le « Mémorial de Sainte-Hélène », Levinas (Benny organise l’unique rencontre entre les deux philosophes), vont ensemble en Israël ou à Rome. En 1980, le Nouvel Obs publie leurs entretiens. C’est un choc : l’auteur de La Nausée y affirme qu’il n’a jamais été désespéré, il fait l’éloge de l’éthique juive et s’enflamme pour l’idée de « messianisme ». Ceux pour qui Sartre est d’abord un penseur de l’athéisme crient à la manipulation : Benny Lévy aurait abusé d’un vieil homme. Encore une fois, il a le sentiment que la France n’a pas voulu de lui.
Benny Lévy s’intéresse au Talmud, se met à l’hébreu, commence à pratiquer les rites casher. Ce sont les passages les plus amusants, et même émouvants, de la biographie de son mari que Léo Lévy publie en cette rentrée. Tout est à apprendre, chaque geste de la vie quotidienne doit être reconsidéré. « Je suis à la cuisine. Benny me crie : “Attention ! Est-ce la bonne cuillère, le bon couvercle, la bonne casserole ?” Je reste en suspens en attendant le résultat des recherches de Benny. » Léo est une belle Ashkénaze rencontrée dès son arrivée à Paris, qui l’a soutenu dans toutes ses expériences. Le contraire d’un couple moderne : en la matière, Benny était d’un traditionalisme total. En 2002, il brocardait « le Pacs, le pics, le poucs, tout ce que trois ou quatre législateurs décident dans une commission du Sénat ».
Benny Lévy pouvait être affreusement cassant et il y a mille phrases de lui à récuser. Son héritage est ailleurs, dans sa façon d’utiliser les textes juifs pour mettre à nu la structure de la politique. Son plus grand livre, Le Meurtre du pasteur est une déconstruction méthodique du « tout est politique » issu des Lumières. L’universalisme, estime-t-il, finit toujours dans la destruction des savoirs particuliers, donc dans la terreur, donc dans la persécution du peuple juif, qui incarne cette fidélité à la tradition. On n’est pas obligé d’épouser un raisonnement qui sert souvent à justifier les ralliements à l’ordre libéral. Mais comment ne pas être subjugué par l’inlassable méditation d’un homme en quête d’absolu et en recherche de lui-même, qui avait cru trouver refuge dans la langue française, puis dans le gauchisme, mais ne fit la paix avec lui-même qu’en s’installant en Israël ? Comme tant d’autres, Benny Lévy a théorisé la singularité juive : mais lorsqu’il en vient à dire que « seule la pierre de Jérusalem m’apaise », c’est une émotion universelle qu’il exprime. Une expérience de l’esprit ou non-juifs comme juifs se retrouveront.
Jusqu’au bout, Benny Lévy conserva la nationalité française. Avec le soutien de BHL et de Finkielkraut, il a créé, en 2000, un Institut d’Études lévinasiennes qui faisait le pont avec Paris. Mais il n’attendait plus rien de la France, pays par excellence de l’héroïsme politique. D’autres de sa génération réussirent l’exploit de se renier tout en entretenant une posture héroïque : c’est comme ça qu’on entre dans le grand récit collectif. Lui est reparti de zéro, et son dernier bonheur fut de rencontrer là-bas un maître chez qui étudier les textes hébraïques, en simple élève, acharné comme toujours. « Trouvez, comme moi, acquérez un maître », lançait-il à ses auditeurs en 2002. Il est mort un an plus tard, à 57 ans, d’une crise cardiaque.