L’Arche, juin 2009, par Pascal Bacqué
La vie ignorée
René Lévy fait sourdre son commentaire de l’édifice maïmonidien de la question du mal.
« L’élixir de vie » : quel Juif n’a entendu, ne fût-il que l’hôte annuel de la Synagogue, le prédicateur lui rabâcher que telle était la Torah, la potion de la vie éternelle ? Vie promise à celui qui s’engage. Vie suspendue à des actes pieux, à une action pieuse. Tel est le Juif religieux. Oxymore ignoré. Tel n’est pas encore le Juif sage, ou scient. Pléonasme ignoré. Et pourtant, qui ne sait (autre discours du prédicateur) qu’il faut étudier ? Et étudier, qu’est-ce, sinon demander la sagesse ?
Hélas ! Trop souvent, on étudiera comme on fait un geste ; on étudiera religieusement. Encore parlons-nous de ces rares qui accomplissent les injonctions rituelles ; rituel parmi d’autres, on étudie à corps perdu… sans y trouver l’esprit. Pourquoi ? Parce qu’on ne sait pas pourquoi on étudie : on n’étudie pas pour savoir. Et d’autres, les seconds, arguant de l’insuffisance des premiers à l’égard de la sagesse, incrimineront l’étude – au lieu de s’y mettre à leur tour, pour combler les manques des premiers.
Quant à ces moments rares où le désir de savoir se fait criant, devant les malheurs qui ouvrent en nous la béance, puis la question sans réponse, puis le désespoir, puis le blasphème et la mort, quel savoir viendra le combler, le pacifier ? Sera-ce le souvenir de quelque règle alimentaire ou de la façon dont il convient qu’on revête les téfilin qui nous sauvera du malheur ?
Maïmonide, au plus haut point, enseigna au Juif d’être scient. Au plus haut point : d’une science qui réponde, qui agisse, qui répare, baume en effet, élixir de vie face aux plus grands des maux ; mieux, auprès duquel les maux mêmes finissent par s’ignorer, car ils sont, pensés comme énigme essentielle, des illusions. Mais parce qu’il le fit, dans son maître traité, Le Guide des égarés, au plus haut point (prévenant son lecteur de la nécessité de traverser d’abord les alpages et les forêts – les connaissances de base –, avant de contempler la lumière du sommet), il subit bien des invectives, bien des contresens, drapés ici dans la toge professorale, là dans le caftan rabbinique ; toujours nos premiers et nos seconds.
L’étude y pourvoit
Son prestige, dans le monde juif, est immense ; quant à l’université, lieu supposé du savoir universel, il y est une spécialité pour médiéviste – pour égaré, en somme. Le prestige, comme l’archaïsme ; l’un comme l’autre disent la distance : c’est celle où notre intelligence est tenue, à l’égard du maître Juif ; et c’est la culture, la juive et l’académique, qui s’y acharnent.
René Lévy a travaillé à réduire la distance ; peut-être à la résorber.
Commençons par les broutilles : son travail est d’une remarquable érudition. Il a lu Maïmonide et ses sources, bibliques, talmudiques, grecques, arabes dans leur langue, et dans leur lettre : dans la lettre de leur langue et ses moindres courbures. Dans l’espace grec, comme dans l’espace médiéval, on n’ancre pas les concepts et les pensées dans le fond d’un seul individu ; l’âge n’en est pas advenu. En ces temps hérités de l’Antique, on ne fait pas brutalement irruption sur une scène, en clamant des mots nouveaux : au contraire, on reprend la pensée à un fil, déjà tissé depuis si longtemps ; on glose, on glose une glose, on regarde une glose dans une autre glose, on les confronte et les accorde, on les conteste et les résout – nulle révolution, mais toujours la reprise d’une pensée. Ainsi font, au Moyen-Âge, tous les penseurs : théologiens, talmudistes et philosophes.
Maïmonide ne fait pas exception. Dés lors, nul accès à son œuvre n’est possible sans l’inscrire dans l’immense tissu de la pensée médiévale, dont le maître fil est Aristote, et dont la surface millénaire s’étend de la Grèce au monde musulman. Il faut donc, pour accéder au contenu de sa pensée, défaire l’écheveau. Car (Lévy le montre brillamment, page après page), Maïmonide, dont la pensée est si singulière, ne néologise pas, ne forge pas de concept à neuf ; il reprend Aristote, le retouche ici d’un Alexandre d’Aphrodise puis le déborde d’un Avicenne, le tempérant d’un Averroès… Et tout cela dessine, non pas les subtilités compulsives d’un doxographe, mais une pensée neuve, propre, singulière.
Une autre épithète, il le faut encore : juive. Dans ce mot, entendre : juif scient, juif de l’étude ; talmudiste. Oui, Maïmonide convertit la langue des philosophes, se l’approprie. La science juive, la Torah, y vient résider – acquérant l’explicite que l’intuition prophétique conservait en puissance comme un grain dans l’écorce. Car, c’est là la puissance effarante de Maïnonide, ce n’est pas un philosophe qui arbitre ici entre Aristote et Alexandre, entre Avicenne et Al-Farabi ; mais un talmudiste, qui use souverainement d’une langue qu’il n’avait pas, mais qu’il façonne pour son usage.
Aussi bien, sous la plume de Lévy, les mouvements incessants de l’un à l’autre reconstituent, mieux, accompagnent cette pensée qui, de fil en fil, de dentelle péripatéticienne en cheveu talmudique, élabore un édifice intellectuel vertigineux, granitique, qui résout et déborde rien moins que le « scandale du monde », jusqu’à la pensée inouïe, et, cette fois, unique, absolument inédite, du singulier, de l’hommonde, comme le néologise, pour le coup étrangement, René Lévy.
C’est de la question du mal que René Lévy fait sourdre tout son commentaire de l’édifice maïmonidien – socle a posteriori, mais non arbitraire, comme il nous l’explique : alors que Maïmonide voulait écrire un Livre de la prophétie, la rencontre de la question du mal donne à son ouvrage une ampleur qu’il n’avait pas préméditée, et génère Le Guide des égares, dans ses trois parties. Scandale du monde : comment se fait-il que le Juste puisse souffrir, et que le méchant puisse prospérer ? Scandale, même eau d’où, sur une pente violente, va jaillir la pensée tragique dont l’Occident, pour paraphraser Benny Lévy, sera essentiellement affecté ; mais aussi les plus radicales tentatives de pensée rationnelle qu’au connues l’Islam ; le Mutazilisme, tentative désespérée, et sans doute héroïque, de penser jusqu’au bout la justice divine, auquel fera face, d’une hardiesse presque glaçante, la doctrine Asharite, fondant tout sur l’omnipotence divine, voulant affirmer que Dieu n’est pas soumis à la justice…
Quant à la source juive : taisons cette réponse, si profonde, si subtile ; elle requiert la lente méditation d’une page, et le bruit de nos colonnes l’offenserait.
Figures modernes
Par suite, Lévy reconstitue, dans un ordre et une langue que la prudence maïmonidienne avait choisis moins clairs, moins explicites, la doctrine de la Providence ; bien davantage que son érudition, cette élucidation remarquable et hardie dit tout le prix de la Divine Insouciance. Providence en un premier degré, en une première ascension, celle de la providence judiciaire ; une seconde, plus haute, plus lumineuse, plus âpre aussi pour l’esprit car l’air manque dans les hauteurs ; « doctrine maïmonidienne de la providence », reposant la question du mal, la fixant dans le déficit de l’intelligence, et, symétriquement, articulant la pensée du Singulier, d’une émanation de la Providence à la mesure de l’intelligence de l’homme, elle-même mesurée à l’effort, et produisant, dans l’acte de l’intellection où Dieu se vise, où le monde se rencontre, celui, cet homme-là qui se survit à lui-même – le fils du monde qui vient, dit le Talmud ; le Vivant.
Divine Insouciance : il suffisait d’entendre le titre pour comprendre que Lévy ne faisait pas, ici, œuvre d’historien de la philosophie. Les irruptions de figures modernes, philosophes, écrivains, artistes, de questions modernes, entretenues par l’Histoire moderne, montrent bien que ce livre regarde Maïmonide exactement comme un maître, c’est-à-dire comme un frère vivant, dont on attrape la main, quand la pente se raidit, pour se hisser au-delà de soi-même. Maïmonide est son contemporain ; il est le nôtre, si nous le voulons.
Nous demandions, pour commencer, si l’étude talmudique suffisait, pour affronter nos plus grandes épreuves. Lévy nous rappelle ici qu’on peut répondre enfin, car on l’oublie si souvent, sans dogmatisme : oui, l’étude y pourvoit, car Maïmonide nous donne son secret. Étudier ? Connaître le monde, l’intelliger. Partant, devenir Soi ; non un individu, mais le Singulier, qui est avec Dieu car Dieu est avec lui. Étudier : connaître la Vie ignorée. Singulier : celui qui découvre le monde comme lumineux. Singulier : sage, et partageant l’insouciance divine. Étudier, pour s’élever à l’insouciance.
Le Guide des égarés, farouchement, secrètement, introduisait à l’étude. La porte était close, toute tremblante encore des coups de boutoir chrétiens et musulmans. René Lévy nous l’a ouverte un peu plus grand.