Jerusalem Post, 6 avril 2009, par David Reinharc
« L’homme pense, Dieu sourit »
Entretien avec René Lévy. propos recueillis par David Reinharc.
À l’occasion de la sortie, aux éditions Verdier, de La Divine Insouciance, « Études des doctrines de la providence d’après Maïmonide », le philosophe René Lévy a accepté de recevoir le Jerusalem Post.
René Lévy, fils aîné de Benny Lévy zal, est directeur de la collection « Les Dix Paroles » des éditions Verdier depuis la disparition de Charles Mopsik, mais aussi de l’institut d’Études lévinassiennes (fondé en 2000 à Jérusalem par Benny Lévy, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy).
Il nous livre avec cet ouvrage sur la question de la providence divine dans Le Guide des égarés de Maïmonide, un travail remarquable, et loin des conformismes d’une pensée petite-bourgeoise, une discussion avec le philosophe est une explosion d’idées, avec ce consentement préalable à la médiation, au détachement de soi, à la non-coïncidence, à quoi se reconnaissent si souvent les grandes pensées.
Pouvez-vous restituer Le Guide des égarés dans l’œuvre de Maïmonide ?
C’est sa dernière grande œuvre. On peut partager sa vie d’auteur en trois grandes périodes la période commentaire de la Michna ; celle du Mishné Torah, grand code des lois juives ; et celle du Guide des égarés, sans doute un des plus grands ouvrages de métaphysique jamais écrit. Et un aboutissement inattendu clans l’œuvre de Maïmonide.
Comment d’un traité sur le prophétisme, est-il arrivé, en défi-nitif, à un traité sur la providence ?
Son grand souci était de résoudre la perplexité qui pouvait saisir le juif d’esprit, le Juif de cœur et d’esprit, ce juif veut rester fidèle à la Loi de Moïse mais il ne veut pas céder sur la raison. Or, en d’innombrables passages de la Torah, la raison est mise à mal. C’est à ce juif, tiraillé entre son cœur et son esprit, que s’adresse Maïmonide.
Il veut donc élucider la plupart des images de la Torah qui heurtent la raison.
La prophétie, c’est une langue imagée, parce qu’elle relève à la fois de l’intelligence et de l’imagination. Du coup, l’intelligence du prophète parle par images, et la prophétie se produit de cette association invraisemblable entre l’imagination et l’intelligence.
Puis Maïmonide s’est posé un nouveau problème : la question du Mal. Et là, ça déborde…
Vous traitez systématiquement l’œuvre à travers toutes ses sources. Est-on capable aujourd’hui, comme l’était Maïmonide à l’époque, de s’ouvrir à l’universel des nations sans que cette « extériorité », cette ouverture, ne risquent de mettre notre pensée en porte à faux avec la Tradition ?
Aujourd’hui, la philosophie contemporaine est plus offensive à l’égard du judaïsme qu’elle ne l’était du temps de Maïmonide. Son geste serait de nos jours plus périlleux. N’empêche : pour le Juif perplexe – le Juif tiraillé entre sa fidélité au judaïsme et les exigences de sa raison – c’est inévitable, il faut prendre le risque de la médiation philosophique.
Nous n’en sommes plus aujourd’hui, sans doute par un effet de déclin, à pouvoir nous dispenser de recourir à des outils externes.
Des religieux imaginent aujourd’hui Dieu comme ce « surveillant général » qui, chez Michel Foucault, dans sa tour centrale, observe tout le monde sans répit. À vous lire, Maïmonide dit : Non. De l’individu, Dieu se fiche comme d’une guigne…
L’individu compte trop peu – même job – pour qu’il soit le sujet de la Providence. Mais Dieu ne se fiche pas de l’homme pour autant qu’il est homme encore faut-il devenir un homme, ce que nous ne sommes pas naturellement, contrairement aux déclarations des révolutionnaires de 1789. On ne naît pas homme, on le devient.
Mais les rabbins ne nous ont-ils pas toujours appris que dans la Tradition, Dieu se soucie des hommes ?
Non, il serait indigne de Dieu qu’il se soucie des hommes. Et ce serait une faute de penser Dieu comme soucieux.
Dieu n’est-il jamais angoissé pour les hommes, si vous me permettez cet anthropomorphisme ?
On peut le dire prophétiquement, par images. Mais ces anthropomorphismes ne doivent pas être pris à la lettre : il faut les élucider. Cela fait l’objet du Premier Livre du Guide des égarés.
L’homme dans le judaïsme est, pour Maïmonide, absolument libre…
Maïmonide dit : il est de la justice de Dieu que l’homme soit libre. Si l’homme n’était pas absolument libre, Dieu ne serait pas absolument juste.
Les mutazilites, théologiens rationalistes musulmans, ont soutenu que l’homme est libre, mais pas absolument. Ils ne sont pas allés jusqu’au bout. Ils ont cédé au sunnisme orthodoxe.
Injustifiable en ce monde, l’injustice doit être compensée dans l’autre.
Maïmonide va plus loin : les juifs soutiennent que l’homme est libre, d’une absolue liberté. Il en va de la justice de Dieu.
Comment Maïmonide concilie-t-il l’absence de Dieu et, dans le même temps, Sa présence ?
Maïmonide tient ces deux propositions : il faut pouvoir dire que Dieu n’a pas le moindre rapport avec le monde et soutenir dans le même temps que Dieu n’ignore rien des moindres détails du monde.
Le seul lien, c’est l’intellect. Entre Dieu, le monde et l’homme, tout passe par l’intellect.
Dans les moindres détails du monde, pour autant qu’ils renferment une part d’intelligible, Dieu est présent. Transcendance et présence se nouent par l’intellect.
Comment concrètement faire advenir cette Présence divine ?
Par l’exercice de son intelligence. Par l’étude.
L’observance n’est-elle pas une condition de l’étude ?
Si. Les intellectuels font le sacrifice de leur existence pour l’intelligence. L’existence, pour eux, c’est la part irrationnelle. Ils s’aveuglent : On ne peut être d’une intelligence intégrale si l’on n’a pas soin de son existence.
Vous parlez dans votre livre du sacrifice d’Isaac.
Ne devrait-on pas parler du « non-sacrifice » d’Isaac ? On dit chez nous, c’est vrai, « ligature d’Isaac ». Il ne pouvait pas y avoir de sacrifice.
Pourquoi le christianisme entretient-il cette confusion ?
Si Jésus a pu s’identifier au sacrifice, c’est parce qu’il s’est mépris sur le sens du sacrifice d’Isaac. Il dit : je suis le nouvel Isaac.
C’est ce malentendu qui a permis le christianisme ?
Par un raccourci, on pourrait jusqu’à dire cela…
Ne retrouve-t-on pas la croyance à un Abraham sacrifiant son fils par fanatisme dans les échos actuels et médiatiques d’un Israël fanatique ?
Oui. S’il y a eu sacrifice, c’est qu’il y a eu fanatisme de la part d’Abraham. En vérité, la confiance d’Abraham était telle qu’il savait qu’il se produirait, in extremis, comme un deus ex machina.
Du coup, on reproche aujourd’hui aux Juifs une trop grande ferveur ?
On leur reproche une ferveur, une frénésie, un zèle. On dit des Juifs qu’ils sont des zélotes.
Abraham demeure cependant une figure exemplaire dans le christianisme. La figure à abattre, c’est Moïse : la Loi, la Torah.
Paul prône un retour à Abraham et la caducité des prophéties de Moïse.
Jacques le fataliste dit : « Mon capitaine disait : tout ce qui arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. » Que lui répond Maïmonide ?
Allez voir à la mosquée si j’y suis.
(NDLR : aujourd’hui, toutes les mosquées sont d’obédience sunnite orthodoxe ; pour le sunnite orthodoxe, tout ici-bas résulte de la volonté directe de Dieu ; il faut tout sacrifier au dogme de l’omnipotence de Dieu.)
Il y a un proverbe juif admirable : l’homme pense, Dieu rit. Pourquoi Dieu rit-il lorsqu’il entend l’homme penser ?
Je traduirais autrement : l’homme pense, Dieu sourit.
Et pourquoi sourit-Il ?
Parce qu’alors l’homme et Dieu sont réconciliés ; ils partagent ensemble l’insouciance.