Marianne, mars 2003, par Maurice Szafran

Miller (Jacques-Alain), intelligence et rire

Une « enquête » idéologico-littéraire sur les « nouveaux-réacs ». Cible de choix : les Jésuites.

C’est à n’en pas douter le livre le mieux écrit, le plus intelligent et le plus drôle du moment. Il est en effet rarissime qu’un écrivain – et Jacques-Alain Miller, psychanalyste de son état, occupe désormais ce rang – réussisse à construire un texte polyphonique où il mélange avec une incroyable dextérité les genres, où l’histoire, l’idéologie, la littérature, la théologie, la psychanalyse (c’est bien le moins…) et même le « people » sont entremêlés, sans qu’à aucun moment le lecteur soit perdu. Il faut en convenir sans afféterie : Le Neveu de Lacan – satire est un bijou.
Inutile de chercher à résumer le(s) propos. À l’origine, Miller entendait répliquer à l’essai de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre, et au concept creux de « nouveaux réactionnaires ». À l’inverse des intellectuels qui ont dénoncé la vacuité de la thèse et la médiocrité du pamphlétaire, Miller prend Lindenberg « le dénonciateur » au sérieux, ainsi que le processus de « chasse aux sorcières » de la sorte enclenché. Car JAM y décèle, lui, une volonté acharnée de prise de pouvoir sur le champ intellectuel. Lindenberg, révèle Miller, est… un agent. Un « agent » au service des… Jésuites. Voilà le « scoop » de Miller : il s’agit là d’un combat idéologique parfaitement, méticuleusement, organisé par la Confrérie des Jésuites, laquelle dispose ses pions aux endroits clefs de l’échiquier intellectuel : Lindenberg donc, mais aussi la revue Esprit et, surtout, le sociologue Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France. Une enquête idéologico-policière : à ce jeu, Miller fait merveille.
Mais faut-il le prendre (vraiment) au sérieux ? Dans un éblouissant dialogue sur le mode du Neveu de Rameau de Diderot, Miller rappelle le rôle politique essentiel des Jésuites, dans l’histoire des idées et dans l’histoire de France. Il construit des passerelles idéologiques, il tisse des liens politiques, il soutient combien une gauche décapitée a plus que jamais besoin de repères, de certitudes et que la puissance jésuite, elle, est prête à fondre sur cette proie. « J’espère, écrit Miller,amuser, distraire, et puis aussi faire réfléchir. » Cet objectif-là est atteint. « Mes fureurs, ajoute-t-il, finissent toujours en gaieté. » En effet, il n’est pas commun qu’un livre à ce point « sérieux » soit vraiment marrant. Mais pourquoi négliger que chez Lacan et les lacaniens, le witz et le rire ont toujours été des instruments de conquête.
La charge politique et la gaieté suffisent-elles pour autant à définir ce Neveu de Lacan ? Sans doute pas, car Miller s’est livré à un jeu autrement plus passionnant et diablement plus périlleux. En vérité, c’est à un travail autobiographique et générationnel auquel le lecteur est confronté. Dans le désordre chronologique : juif, gauchiste, maoïste, lacanien, gendre de Lacan, normalien, élève d’Althusser, chef d’école psychanalytique, etc. Donc, dérangeant, Miller. Forcément dérangeant.
Conséquemment diabolisable. En fait, diabolisé. Au point de faire silence une décennie durant. Retour tonitruant qui illumine – un peu – le champ intellectuel français, sinistré, sinistre.
Le gendre de Lacan est de retour.
Tant mieux.