Libération, 16 avril 2003, par Philippe Lançon
La déroute de l’homme de gauche
En 1966, Mao Zedong lance la révolution culturelle à partir de la critique d’une pièce de théâtre sans importance jouée à Shanghai. En septembre octobre 2001, le psychanalyste Jacques Alain Miller organise son retour sur la scène intellectuelle en prenant prétexte d’une infime querelle avec la Revue française de psychanalyse. Il écrit six Lettres à l’opinion éclairée, sortes de provinciales ludiques et égocentriques, diffusées à peu d’exemplaires dans peu de librairies. Dans ce samizdat pour happy few, l’auteur, animé d’une cuistrerie distanciée, brillant de tous ses feux littéraires et étymologiques, cherche à refondre la carte psychanalytique vingt ans après la mort de Lacan, dont il est gendre et exécuteur testamentaire : une goutte d’eau l’autorise à repenser l’océan. Puis il commet l’erreur de publier ses lettres en recueil, au Seuil, un livre comme un autre. Elles y perdent le sel élitiste qui faisait leur saveur de contrebande par le haut.
Un an plus tard, Jacques Alain Miller figure dans Le Rappel à l’ordre, ce petit livre de Daniel Lindenberg également publié au Seuil. Lindenberg y inventorie et dénonce quelques « nouveaux réactionnaires », dont Miller. Suit une violente polémique et flambe la forêt de presse. Miller prend prétexte de ce livre pour publier aujourd’hui une satire à la fois frivole et profonde, narcissique et générale, un vrai clafoutis de références et de lectures où il est question de Lindenberg, de Jospin, de Guizot, de Borges, de Raymond Aron, de Lacan, de l’homme de gauche mal en point et de l’état de la vie intellectuelle en France.
Le Neveu de Lacan est divisé en trois parties. La première, franchement drôle, est une biographie imaginaire, mais précise, de Daniel Lindenberg. Sous la plume de Miller, « Daniel » devient un Ravaillac juif et marxiste repenti organisant sa Saint Barthélemy pour rétablir « un vieux signifiant maître qui avait du plomb dans l’aile, le progrès. » Surtout, « Daniel » et les siens veulent imposer le règne d’une société « homéostatique », dont l’objet est de « ramener la tension au plus bas niveau » ; bref, une gauche molle, centriste, raffarinée, murmurant à ses ouailles : « Dormez tranquille, le progrès et les droits de l’homme veillent sur vous.»
Cette biographie imaginaire est écrite par un certain « Clément Delassol Lunaquet, secrétaire perpétuel et professeur émérite de l’Université Tlön Uqbar ». Tlön et Uqbar sont des mondes imaginaires inventés par Borges dans la première de ses Fictions. La première phrase de Borges donne une assez bonne image du texte de Miller : « C’est à la conjonction d’un miroir et d’une encyclopédie que je dois la découverte d’Uqbar. » C’est à la conjonction du miroir dans lequel il observe son évolution et de l’encyclopédie qu’il porte en lui que Miller observe, en s’amusant, trente ans de vie intellectuelle.
La seconde partie donne son sens au titre du livre : c’est un pastiche du Neveu de Rameau de Diderot, adapté à la situation du jour. Miller-psychanalyste y dialogue avec Miller-philosophe de l’état des forces en présence. Le peuple et les identités ont disparu et ne reviendront pas. Les intellectuels homéostatiques cherchent à imposer une démocratie sans substance, réglée par l’agencement des droits et du marché. Les deux Miller analysent la montée en puissance de Pierre Rosanvallon, ancien de la Fondation Saint Simon, professeur d’histoire du politique au Collège de France et directeur de la collection dans laquelle fut publié Le Rappel à l’ordre : il serait l’un des porte avions de cette gauche orléaniste qui veut imposer le « gouvernement des esprits » sur le désert sociétal.
La troisième partie s’intitule « le journal d’Eusèbe ». Eusèbe, en grec, signifie « le pieux ». C’est Miller, évêque de l’église lacanienne, tenant l’échéancier de la polémique autour du Rappel à l’ordre. Mais c’est beaucoup plus : un témoignage et une réflexion en action sur la déroute de l’homme de gauche. Selon lui, le livre de Lindenberg n’est pas un pamphlet. Plutôt un « que sais je » imprécis et fourre tout sous lequel se cache pourtant un authentique et subtil « manifeste intellectuel » celui d’« un nouveau bloc du progrès », inspiré par l’ex gauche de gouvernement. Ce bloc « associe libéraux et égalitaires » contre les archaïques, droite autoritaire et gauche radicale. Tactiquement, il s’agirait d’un livre de combat : « la dénonciation d’un glissement à droite » de plusieurs intellectuels de gauche (dont Miller), « qui positionne l’auteur à gauche, fait passer en contrebande ce qu’il prône sans le dire trop souvent : le rapprochement de la gauche modérée avec sa jumelle de droite, contre les syndicats autoritaires de droite comme de gauche. »
« Eusèbe » analyse comment, depuis trente ans, une « pluie d’objets » a bombardé l’homme de gauche et l’a finalement tué sous les faux désirs et le marché. Lindenberg et les siens, la revue Esprit, arriveraient sur ces ruines, sur ce fromage louis philippard, inspiré de Guizot et de Victor Cousin, cette fermentation bourgeoise et anémiée des consciences dissoutes. Ce n’est évidemment pas la tasse de thé de l’ancien maoïste Miller Eusèbe. Fervent des avant gardes politiques et des aventures modernes, ex normalien voué à l’aristocratie révolutionnaire et à la vertu du scandale perpétuel, il est rentré dans la vie par « l’autre bout », « celui de Stendhal et de Baudelaire ». Toute démarche politique est une esthétique.