La Nouvelle Revue française, septembre 1983, par Francis Wybrands
« Que les plus grands ébranlements ne datent pas d’hier, ne sont pas dans ces danses agitées autour des tabous démasqués. Que la vérité vient de loin et que c’est voir de travers que de la voir seulement comme l’œuvre de l’homme, bien qu’elle ait son site justement dans l’homme », telle serait l’une des leçons que l’on pourrait, selon Patocka, retirer de la pensée de Heidegger et qu’à la lecture de son séminaire privé de 1973 sur Platon et l’Europe on pourrait dégager de sa propre méditation.
Le philosophe de Prague qui, nouveau Socrate, connut ’à l’humiliation et la mort ce qu’il peut en coûter de ne pas déserter le champ des interrogations et des exigences propres à la pensée philosophique inaugurée précisément par la mort de Socrate, nous rappelle cela, que le bruit du temps nous empêche d’entendre, à savoir que le destin de l’Europe, jusqu’à son déclin et son effondrement, est aussi celui de la philosophie. Répéter le geste platonicien ce n’est donc pas faire œuvre d’antiquaire de l’histoire, c’est remonter jusqu’aux fondements de ce qui est en train de disparaître sous nos yeux, c’est, par-delà les débats idéologiques sur la place et le rôle de l’Europe dans le monde, questionner en vue de cette ouverture pour le vrai, qui est aussi responsabilité pour ce qui est, qui s’inaugura lors de l’ébranlement que Socrate fit subir à la pensée mythique.
L’Europe si elle a bien un lieu et une date de naissance ne peut en rien être réduite aux conditions empiriques de son apparition. Tout comme pour Husserl, philosophe dont Patocka fut le disciple, l’Europe marque l’irruption d’une « attitude d’un nouveau genre à l’égard du monde ambiant », « d’une espèce complètement nouvelle de formes spirituelles » que les Grecs appelèrent « la philosophie ». À ces motifs husserliens, Patocka apportera certaines précisions et inflexions : « L’Europe en tant qu’Europe est née du thème du soin de l’âme. Elle a péri pour l’avoir laissé de nouveau se voiler dans l’oubli. » On pourrait dire aussi que l’Europe naît lorsque l’humanité passe du mythe à la réflexion ou lorsque l’homme rompt avec le mythe comme sol ferme qui assure la continuité du passé et convertit son regard vers ce qui se donne au présent, dans la totalité d’une présence offerte à l’investigation théorique. Que le monde se montre, qu’il se manifeste dans son originalité, « en chair et en os », ne veut pas dire qu’il se montre sous un seul visage mais en une multiplicité changeante de guises, de phénomènes, dont tout le travail de la pensée consistera à chercher l’unité, la phénoménalité. C’est seulement avec Platon que, passés les premiers étonnements des « présocratiques » (dont Démocrite, auquel l’auteur consacre de longs développements), la philosophie apparaît comme tâche, « projet de vie » qui a en vue « le phénomène en tant que tel ». Voir ce qui est (projet phénoménologique qui est le geste propre de la philosophie), c’est passer des choses qui sont, de leur multiplicité, à la donation même des choses qui n’est rien de réel, d’étant et qui exige donc une transformation de tous nos modes d’être au monde. C’est là le thème du « soin de. l’âme » : « Le souci de l’âme découle en son fond de cette proximité de l’homme à l’apparaître, au phénomène en tant que tel, à cette manifestation du monde en tant que totalité qui se produit en l’homme, avec l’homme. » Ce souci ou soin de l’âme se déploie selon trois dimensions : une doctrine proprement philosophique qui « rapporte l’âme à la structure de l’être », une doctrine qui cherche à établir les conditions qui rendraient possible une vie libérée de toute préoccupation extérieure et donc libre « pour ce qui est », enfin une « élucidation de ce qu’est l’âme en elle-même ». C’est l’enchevêtrement de ces trois motifs – ontologique, politique et existentiel – qui marque l’originalité irréductible et proprement exceptionnelle de l’Europe. C’est cette « nécessité vitale de s’expliquer avec la détresse fondamentale de la vie » qui est la source et le but de l’interrogation philosophique qui, de Platon à Husserl, fit la spécificité de l’idée européenne et l’universalité de son histoire.
C’est à la fin de cette tradition que nous sommes. C’est elle qu’il nous faut répéter. Cet héritage « n’est-il pas encore à même aujourd’hui de nous interpeller, nous qui avons besoin de trouver un appui au milieu de la faiblesse générale et de l’acquiescement au déclin ? » se demande Patocka dont on pourrait dire que l’œuvre et la vie sont la preuve d’une telle interrogation et de sa légitimité.
L’Europe qui prit naissance avec la philosophie et le « soin de l’âme » n’aura-t-elle laissé en partage au monde devenu entre-temps planète que des sciences et des techniques qui ne savent plus que l’exploiter jusqu’à la ruine ?
Tout comme les Essais hérétiques, ces leçons sur Platon et l’Europe ne sont pas un simple exposé d’histoire de la philosophie mais nous livrent une « certaine philosophie de l’histoire ». À ce titre il serait possible de se demander s’il suffit d’opposer à l’acceptation de « défaitisme », dont Heidegger se serait rendu coupable, l’héroïsme de qui résiste pour, par-delà la fin, renouer avec ce qui fut notre essence. N’y aurait-il pas un « autre commencement » (Heidegger) qui par-delà le fondement platonicien de l’Europe nous obligerait à remonter vers un « originaire » que l’origine recouvre ? Parallèlement, « l’élément juif », dont l’auteur tend à nier l’importance ou l’effectivité, s’il était pris en considération (à l’instar de Rosenzweig ou plus près de nous de Lévinas), ne nous permettrait-il pas de penser une autre Europe, une « autre histoire » et ce sans rien nier de l’apport décisif de Platon que ces leçons nous restituent avec passion ?