Le Point, 24 février 2005, par Bernard-Henri Lévy
Le Sartre de Benny Lévy
On connaît la scène. On se souvient de la rencontre, quelques années avant sa mort, entre le dernier Sartre, aveugle, presque impotent, incroyablement las et sombre, et un tout jeune homme, Benny Lévy, venu de la même souche maoïste dont on ne se lasse décidément pas de vérifier la puissance séminale. Et on se souvient du scandale, des cris de rage et de stupeur, quand parut, dans Le Nouvel Observateur, sous le titre apparemment peu sartrien de « L’Espoir maintenant », le fruit de ces échanges – on se souvient de la sidération de la « famille » face à l’image de ce nouveau Sartre expliquant qu’il avait, grâce à son jeune secrétaire, découvert les textes de la pensée juive et qu’il trouvait, dans ces textes, l’essentiel de ce qui lui semblait requis pour sortir des impasses philosophiques et politiques où il se sentait pris depuis vingt ans ; on se souvient des accusations de « détournement de vieillard » proférées à l’encontre de ce « petit rabbin talmudique » (sic) qui avait le culot de faire dire au plus grand philosophe français vivant qu’il y avait, dans leurs dialogues sur la résurrection des corps ou le messianisme, l’amorce d’un ouvrage qui, si le temps lui était donné de l’achever, ne devrait « plus rien laisser debout » de l’architecture de L’Être et le Néant et de Critique de la raison dialectique. Les éditions Verdier ont eu l’heureuse idée, vingt-cinq ans après, de rassembler les pièces du dossier. Elles nous donnent plus exactement, avec les textes écrits par Benny Lévy lui-même dans cette période et dans celle qui suivit, l’autre version de l’histoire, l’autre scène sur laquelle elle s’est jouée et dont on ne voulait étrangement rien savoir. Il y a là le texte de 1975 sur Sartre et le gauchisme. Le très beau « Apocalypse » de 1979. La réponse cryptée, trois ans plus tard, à la La Cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir. Un texte décapant sur Sartre et la Résistance. Un autre sur ce Sartre « juif pour deux » qui l’a ramené, lui, Lévy, sur les traces de son propre judaïsme. Un texte de 2002, enfin, juste avant sa disparition, où il esquisse le portrait d’un autre Sartre qui ne serait plus le père fondateur du progressisme contemporain. Et c’est, au fil des pages, toute une autre histoire qui s’écrit – une extraordinaire aventure à deux, une scène philosophique inouïe, une sorte de double naissance, à la lettre de connaissance, où l’on ne sait plus, soudain, si c’est Sartre qui naît à sa dernière pensée, Lévy à son propre nom, ou si l’on est en train, pour parodier un mot fameux de Sartre lui-même, de faire d’une pierre deux coups en assistant à la naissance, simultanée, de deux hommes libres. Lisez. C’est passionnant.