Art press, mai 2013, par Jacques Henric
Proses des frontières
II n’est de vie humaine qui ne soit traversée de frontières. Certaines poreuses, aisées à traverser. D’autres traçant une ligne de partage qui une fois franchie laisse peu d’espoir de retour à un lieu et un temps d’origine. Celle, bien sûr, absolue séparant vie et mort. Rien à en dire, personne pour témoigner. Pas de récit, sauf imaginaires. Religions et mythologies ont rempli les vides. Il est une frontière qui vaut comme rappel. Rappel de l’horizon de la mort au sein de la vie : la maladie.
Du moins un certain type de maladie, celle dont on ne peut jamais dire qu’on en est guéri. L’évoquant, Patrick Autréaux, dans son très beau récit, Se survivre, écrit : « Je vais donc survivre ? Je ne pose pas cette question. Vivre n’est pas survivre. » Lors de la récidive de son cancer, c’est la réponse qui lui vient à l’esprit lorsque l’hématologue lui décrit le protocole des soins à suivre et lui demande abruptement s’il avait envisagé d’avoir un enfant, l’informant aussitôt que le traitement prévu risquait de le rendre stérile. La survie, en l’occurrence, était celle que son descendant apporterait au géniteur après sa mort. Cette proposition, qui apparaît dans un premier temps saugrenue au narrateur, est l’occasion d’une scène assez cocasse, longuement décrite, où le père en puissance, dans une salle sinistre d’hôpital, doit se masturber pour déposer au fond d’un gobelet les précieuses gouttes de « l’embryon en instance », lequel va devoir longuement patienter dans l’azote liquide. […]
Nouvelle prose
Les mots. Patrick Autréaux, citant Virginia Woolf, écrit qu’ils ont « une qualité mystique quand on est malade ». Il ajoute : « mystique, soit, mais négative. Le noir quand on regarde le soleil en face ». Le corps. « La chimiothérapie, je l’attends avec impatience. Envie de m’ouvrir à elle, qui est une promesse de l’autre corps. » Quel autre corps ? Celui qui advient avec la rencontre amoureuse, une fois la nuit de la maladie traversée et le vœu exprimé d’une « autre prose » pour dire de quelle « lumière » était faite cette nuit. Une prose qui enfin « fouille en soi […] touche au vrai. »
Les admirables pages du chapitre « Rémi », qui clôt le récit de Patrick Autréaux, évoquent une résurrection. L’amant chorégraphe qui a appris la danse dans un camp de réfugiés en Thaïlande, l’oblige à danser nu pour lui redonner un corps, lui réapprendre la nudité qui n’est plus celle de ce corps « carcasse » sans cesse exposé sous les néons de l’hôpital. C’est là, dit le danseur, désignant le corps nu, en beauté, de son ami, ta « nouvelle prose ». « Pense que tu sors du ventre du temps. »
Pourquoi faut-il que ce soient les hommes de douleur, sortis en force du ventre du temps, qui puissent dire en quoi tout est chance dans la vie, chance et joie ?