Transfuge, janvier 2014, par François Bégaudeau
Un donné pour un rendu
C’est un peintre qu’évoque La Claire Fontaine. C’est la dernière décennie de Courbet à partir de son exil pour fuir les tracasseries que lui cause sa coupable adhésion à la Commune. Voici donc qu’à nouveau littérature et peinture s’entreprennent, vieilles amantes dont les ébats toujours excitent. Qu’est-ce que ça va donner? Comment s’y prendra la première, puisqu’en l’occurrence c’est elle qui est à l’initiative, pour aborder la seconde?
D’abord de la plus élémentaire des manières: en montrant le peintre au travail. A la convergence de l’existant et de l’artiste, au point où le réel est déjà aspiré vers son « devenir-tableau », le texte regarde le peintre s’arrêter près d’une rivière, puis incliner la tête, et du tuyau de sa pipe, tracer en l’air les limites d’un cadre, Du ciel, des roches, de l’eau, des arbres: les jetons du grand jeu ».
En second ressort, il y a la voie mimétique, au nom de laquelle la plume s’astreint à la tâche circonstanciée de se faire pinceau de se faire descriptive, beaucoup, et ici souvent avec brio, mais pas seulement. Une plume se fait pinceau quand elle pointe, dans une situation, les éléments primordiaux du tableau qu’on en tirerait: lumières, tons, couleurs, atmosphères. Si c’est bien fait, le lecteur a l’impression de voir en peinture ce qui lui est narré. Par exemple ce bistrot du canton de Vaud: « Les reflets de la lampe dans la cire des meubles, dans le verre des carafes, y font des aurores mesurées, peu intimidantes, supportables. » Vanité que la peinture, disait l’autre, et il le disait de celle qui mime le réel, lui-même vain. En dirait-on autant de l’écrit qui à son tour la mime? Sûrement pas lorsque l’exécution est signée Bosc.
Pour autant, ce n’est pas sur un mode directement pictural que la littérature convole le mieux avec la peinture. Plutôt lorsqu’elle joue sur ses qualités propres, et d’abord sur la reine d’entre elles, la matricielle, la constitutive : la concision.
Le mathème de la concision? Beaucoup d’évocations en peu de mots. Opérer en un temps, là où d’autres en prennent deux, trois, quatre. Demandez-vous comment décrire un type qui retire ses chaussures sans y mettre les mains, puis lisez ceci: « Un pied déchaussa l’autre. » En épreuve numéro 2, accumulez les énoncés pour décrire le destin social des petits derniers des familles nombreuses rurales du XIXe siècle. Dites leur misère, leur infériorité, leur disgrâce. Et puis voyez comment Bosc rappelle d’où viennent les douaniers que croise Courbet: « Fils surnuméraires des longues tables de ferme. » L’absolu de la concision, c’est l’ensemble des éléments d’une réalité ramassés dans le même mouvement, croqués d’un trait, dira-t-on, et la peinture sera revenue dans l’affaire. À l’asymptote du processus qui consiste à restituer un ensemble en une phrase, il y a la simultanéité picturale, par laquelle le langage exorcise la malédiction de la succession. Il y a le trait verbal qui suit les deux points dans cette phrase expliquant pourquoi le peintre vitaliste fuit la capitale suisse : « Genève lui fut un repoussoir; elle était trop politicienne, loin des forêts : la fumée y stagnait sous les plafonds bas. »
« La fumée y stagnait sous les plafonds bas » : c’est immédiatement parlant, immédiatement visuel. Appelons ça un bonheur d’expression, cela colle à nul autre mieux qu’à Courbet, qui s’y entend en bonheur. Et alors la joie que confère la prose ramassée de La Claire Fontaine est la meilleure façon d’honorer l’ogre solaire qu’il fut. Le style, s’il est grand, est joyeux. Le «style-joie » est l’outil de Bosc pour rendre justice ou hommage à la vitalité de son modèle. Ou la rendre tout court.
Très beau terme, « rendre ». Le texte prend la joie qui émane de Courbet et, comme la propriété est du vol, comme la joie tire sa source de la nature, cette « clémence arrachée à l’absurde », c’est-à-dire à la vie qui est un principe offert à tous et non une chasse gardée, eh bien je me dois, l’ayant prise, de la rendre. La rendre à qui de droit: à tout le monde, puisque tout le monde y a droit, y a part; à tous les vivants.
Sachant que le modèle devra aussi échapper un peu à l’écrivain, Sans quoi à son tour il le possède, et c’est le voler. C’est le circonscrire, comme s’y employèrent, en vain, forcément en vain, Mac Mahon et autres agents de la réaction des années 1870. La meilleure saisie fait une part à l’insaisissable. Qui s’arrête avant les basses œuvres de la capture. Courbet, lui, ne rend jamais aussi bien les animaux qu’en les absentant, et inversement « pour peindre un chevreuil tout â fait exhaustif, détaillé, il faut le tuer ». Pour que l’exécution n’exécute personne, elle se fera laconique. Elle s’adoucira en évocation. C’est ainsi qu’aux longues bios studieuses, qui étouffent leur sujet à trop l’étreindre, on préfère les brèves rêveries biographiques, soigneusement incomplètes, pointilleusement distantes, de romanciers comme Echenoz, Michon, et désormais Bosc.