Le Courrier (Suisse), 2 novembre 2013, par Anne Pitteloud
David Bosc, source vive
Lausannois d’adoption, l’auteur français imagine l’exil heureux de Gustave Courbet à La Tour-de-Peilz. Roman solaire, La Claire Fontaine faisait partie de la première sélection du Goncourt.
« Courbet plongeait son visage dans la nature, les yeux, les lèvres, le nez, les deux mains, au risque de s’égarer, peut-être, au risque surtout d’être ébloui, ravi, soulevé, délivré de lui-même, arraché à son isolement de créature et projeté, dispersé, incorporé au Grand Tout. » Pas étonnant que le peintre s’élance dans tous les cours d’eau, en toutes saisons, s’immergeant avec délices dans cette nature dont il sait bien qu’il ne percera pas l’énigme, se laissant entourer totalement par elle comme si le monde le prenait dans ses bras. C’est d’ailleurs un Gustave Courbet rabelaisien, bon vivant, débordant d’une joie vive et d’une énergie solaire qui surgit sous la plume de David Bosc. Dans La Claire Fontaine, l’auteur français raconte les quatre années que le peintre a vécues en Suisse romand – il meurt à La Tour-de-Peilz en 1877. Cet exil, expédié en quelques lignes par les dictionnaires – on dit qu’il ne peint plus rien de bon et se tue à force de boire –, David Bosc l’imagine heureux. « Les cent pages de mon roman vont vers sa mort, c’est vrai, mais je ne voulais pas qu’elle donne au récit sa couleur, il se devait d’être lumineux », dit-il, rencontre dans ce petit bar tout proche des éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, où il travaille depuis huit ans.
Double regard
La Claire Fontaine brosse ainsi un portrait chatoyant de Courbet en Suisse romande, tout en offrant sur le paysage lémanique le double regard des mots et de la peinture. Le roman faisait partie de la première sélection des Prix Décembre et Goncourt – « ça propulse le livre plus loin dans le réseau des librairies et en régions, et lui donne davantage d’écho médiatique », se réjouit David Bosc, avant de glisser pudiquement qu’il recevra le 4 décembre le Prix Marcel Aymé, de la région Franche-Comté. Il oublie en revanche de nous dire qu’il sera présent ce samedi à la librairie genevoise Le Parnasse, où le comédien Claude Thébert lira des passages de son roman. L’occasion d’entendre sa prose soignée, ses images riches et évocatrices, sa langue aux échos classiques qui colle à l’époque et se fait sismographe de la quête de liberté du peintre.
En 1873, donc, Courbet fuit la justice française qui le condamne à reconstruire à ses frais la colonne Vendôme, détruite lors de la Commune. D’abord réfugie chez son père à Ornans, près de Besançon, il passe la frontière et finit par s’installer à La Tour-de-Peilz. Là, il s’intègre à la vie des villages, est membre de la chorale de Vevey, fréquente les cafés, plonge dans le Léman et ne refuse pas les invitations officielles. « Ce n’est pas une diva, note David Bosc. Et quand il va se saouler à Genève, c’est qu’il n’en peut plus de l’esprit de village. »
Une parole sur le paysage
Courbet ? « J’aime sa peinture, même s’il n’est pas mon artiste préféré, et il y avait une conjonction avec le 19e siècle, qui me passionne. » Mais le choix de ce sujet est aussi une « ruse d’écrivain », confesse David Bosc : « Choisir un peintre pour légitimer une parole sur le paysage. J’aurais pu écrire ma vision de la Suisse aujourd’hui, ça aurait intéressé moins de monde. » Né à Carcassonne en 1973, David Bosc est arrivé de Paris, après avoir vécu à Varsovie avec sa future femme – ils ont aujourd’hui deux enfants –, et porte un « regard d’étranger sur la Suisse : « J’avais envie d’en parler avec amour plus qu’avec cynisme – les journaux le font très bien et ça ne m’aiderait pas à vivre. Je préfère accroître le rapport intense que j’ai avec ce lieu. » Il s’est rendu sur les lieux qu’a peints Courbet, essentiellement dans le canton de Vaud, et, depuis, « porte un autre regard sur la région, sur le caractère du pays ».
Dans La Claire Fontaine, les événements de la vie du peintre lui permettent ainsi de développer une vision du monde. C’est que « les paysages de Courbet sont le reflet de sa relation à la nature », dit David Bosc, qui n’invente ici aucun élément biographique mais justement ce « rapport au monde, déduit de sa correspondance et de ses toiles. C’est finalement ce qu’il y a de plus personnel. » Et de passionnant.
Le roman sonde le thème de la liberté, que recherche le peintre dans l’expérience de la Commune, dans la nature, dans la peinture. Courbet « porte témoignage de la joie révolutionnaire, de la joie de l’homme qui se gouverne lui-même », écrit David Bosc. « Je préfère voir l’héroïsme de Courbet dans le quotidien que dans les feux de la Commune, continue-t-il. Il était athée mais avec une vision panthéiste du monde. Il accepte la démesure de la nature, il en devient un réceptacle, comme chez les croyants. Contrairement à son époque très scientiste, Courbet ne pense pas qu’on pourra élucider le mystère. Reste la recherche, l’exercice inépuisable du quotidien. C’est une vue assez orientale. Je force peut-être un peu quand je le rapproche de Rimbaud, mais c’est sincère. »
Contemporain « en secret »
Rimbaud et Baudelaire traversent furtivement le roman, clin d’œil à cette époque charnière, aussi riche littérairement que politiquement, qui fascine David Bosc. Son premier livre publié était d’ailleurs un essai sur l’écrivain anarchiste Georges Darien, qui a vécu au tournant du siècle – auteur du Voleur, adapté au cinéma par Louis Malle. « C’était mon mémoire de Sciences Po, donné à un éditeur dans mon dos. Je ne l’aurais pas publié tel quel mais ça a été libérateur : mon premier livre était édité, j’avais perdu mon pucelage. » Suivra un pamphlet qui épingle l’aveuglement communiste d’Aragon. Mais Bosc ne se consacre aujourd’hui plus qu’à la fiction : « Il me semblerait vain de dire que Sollers est un escroc qui récupère Guy Debord, mieux vaut écrire des œuvres positives ! »
Lui qui savait à 12 ans qu’il voulait être écrivain n’a pas choisi les Lettres : « L’analyse textuelle m’ennuyait, elle livre des secrets de fabrication que je voulais ignorer. » Mais son univers, c’est les classiques, Pascal Quignard, Pierre Michon. Son style en témoigne : à la fois tenu et singulier, il oscille entre rythme et tournures à l’ampleur élégante et ruptures volontaires. Ses deux premiers romans aussi étaient très écrits, précise-t-il, même s’ils se déroulent dans les années 1980-90. « J’avais dit à un éditeur que mon écriture était “d’aujourd’hui, mais en secret” », sourit-il. Parus chez Allia, Sang lié (2005) et Milo (2009) portent une grande part d’autobiographie. « J’ai beaucoup apprécié le détachement que donne un sujet extérieur à soi. »
David Bosc a aussi fait ses armes en traduisant de l’anglais la correspondance de Jonathan Swift (Journal de Holyhead, Sulliver, 2002) et de l’italien les Chants orphiques de Dino Campana (Allia, 2006), avant de travailler pour Noir sur Blanc, maison spécialisée dans les littératures de l’Est. Et au moment de prendre congé, on se dit que ce grand lecteur, pudique et posé, a décidément trouvé sa voix.