Le Temps, 27 mai 2006, par Wilfred Schiltknecht
Peter Handke, philosophe
Les « Carnets du rocher » sont des exercices d’immersion dans le réel : la plume saisit les sensations et les images fugitives, en hommage à Goethe ou Rembrandt.
« Mon livre atome », c’est ainsi que Peter Handke intitule les notes qu’il rédige entre 1982 et 1987 et publie sous le titre de À ma Fenêtre le matin (Am Felsfenster morgens, Residenz, 1998). Sur près de 500 pages, elles témoignent d’une impressionnante tentative d’immersion dans le réel. « Attentivement seul », l’écrivain d’abord n’aspire à rien d’autre qu’à être là », qu’à « s’astreindre à la perméabilité », s’imprégner d’un « monde sans parole » si intensément présent que, s’adressant à ses sens, il s’exclame : « Arrêtez un moment. » Car il faut le temps de discerner pour parvenir à atteindre un instant l’état à ses yeux « idéal : je te perçois = je prends connaissance de toi ».
S’arrêter aux choses, à un état d’esprit, à une pensée, écouter en soi leur résonance : tel est le projet dont cinq années durant Handke rend compte avec une patiente et attachante minutie. Rien moins que l’inventaire de ce qu’il saisit dans le cours de ses journées. Une plante, un objet, un animal, une odeur, une lumière. L’ambiance de la maison, le parfum du soir. Le « crépitement des premières fraises dans la paume », et l’image qu’elles évoquent, les craquements et les échos souterrains d’un lac à l’instant où il est envahi par la glace. Les multiples bruits suggérés par le concert des cigales. Une silhouette, un personnage, une rencontre. La réflexion sur un texte, l’apport des lectures. Enfin, la « joie du jour », qui est « la joie du chemin », tout ce qui peut résumer sa possession du monde.
Mais « à quoi bon la possession si tu ne la transmets pas »? Ces moments de communion, pour lesquels, étonnamment, la musique est ressentie comme une menace, parce qu’elle est « perte du présent », il doit les « écrire ». Le dessein d’offrir « son univers en partage » préoccupe à chaque page. Méditant sur ses confrères, les philosophes et les mystiques, et sur les traits de Kobal, le protagoniste d’un roman à venir (La Répétition), il porte des jugements d’une originalité pénétrante, et peu enclins à l’indulgence. Et ses refus, allergies et préférences dévoilent peu à peu des traits essentiels de sa poétique personnelle.
De « l’eidolon » des présocratiques à l’« inscape » de Manley Hopkins, de saint Augustin à Jean de la Croix, à Spinoza (« évangile des temps modernes ») et à Wittgenstein, de Virgile à Kafka (« la plus belle fleur de bourbier du début du XXe siècle ») à Hohl, Mallarmé, Ramuz (« Quelle envie d’écrire nous donnent des gens comme Ramuz »), Emmanuel Bove, René Char, le diariste ouvre le vaste champ dans lequel, « à l’écart de l’histoire », il cherche son propre lieu et affine sa sensibilité et son esprit pour les prédisposer à l’écriture.
Tombent ainsi en nombre les notes relatives au travail de l’écrivain. La conscience se fixe sur le mot, cette « sauvegarde de l’enfance », sur sa place, sa justesse, son bonheur expressif. Elle relève devant l’éphémère le pouvoir suggestif d’un futur antérieur : « J’aurai été ici », « Elle aura été belle alors. » Elle se plaît à dynamiser les noms en imaginant des verbes pour leur correspondre : la structure « éclaire », a patience « fonde », le bonheur « tergiverse », la joie de vivre « se fait légende »…
Et bien sûr l’écrivain, ce « sculpteur de souffle », revient aux genres : au conte, « fondateur de monde », à la parabole, « seul repos de l’âme », à l’épopée, « née de l’amour du peuple ». Et au récit, avant tout, qui répond à « sa nature la plus profonde », parce que sur son sol « existe la vie mythique ». Lui seul, « percée de l’homme vers lui-même », répond vraiment aux ambitions de Handke, telles qu’elles apparaissent dans ce livre d’une exceptionnelle richesse. Et il ne paraît pas immodeste, devant son prodigieux effort pour maintenir en lui l’état de création, qu’il en réfère, pour exprimer son idéal, à de très illustres modèles : « fabuler sa propre histoire (comme Rembrandt, comme Goethe) ».