Le Monde, 7 avril 2006, par Xavier Houssin
Psychiatre malgré lui
Plaidoyer pour Ferdière, le médecin d’Artaud.
Comme on rate sa vie… Ça tient à peu de chose de passer à côté. Pauvre Gaston Ferdière. Qui se souvient de lui autrement qu’en psychiatre abusif et inculte ? Parangon d’une morale sociale rétrograde… Allons, c’est lui qui a maintenu Artaud dans son asile, qui l’a torturé d’électrochocs, qui a voulu faire rentrer le génie déjanté dans la normalité acceptable d’une psychose atone. Qui l’a emberlificoté, manipulé, censuré. À chacun ses clichés.
Est-ce la peine de dire, simplement, qu’en recueillant Artaud à Rodez en 1943, à la demande de Robert Desnos, Ferdière l’a sauvé de cette mort par la faim qui a décimé les pensionnaires des hôpitaux psychiatriques pendant l’Occupation ? De rappeler également qu’il l’a suffisamment fait émerger de son délire pour lui permettre d’écrire à nouveau ? Sans doute pas. Ce ne serait qu’affaire de contre-arguments. Emmanuel Venet s’est juste attaché dans ce tout petit livre (il a publié Portrait de fleuve, Gallimard, 1991, et Précis de médecine imaginaire, Verdier, 2005) à retracer le parcours de cet homme de gauche, ami des surréalistes, qui se rêvait poète sans parvenir à aller jusqu’au bout de son rêve.
Dans une narration tendue à l’extrême, Venet fait le compte des années qui filent et des épaisses désillusions. Le suicide de Crevel quelques heures après une longue rencontre. La séparation d’avec Marie-Louise, qui le quitte pour Henri Michaux… « S’imagine-t-on psychiatre, c’est-à-dire paria parmi les médecins […], lâché par sa femme pour un vrai poète ; et charriant avec soi la dépouille du poète asphyxié par la langue des notables, la stérile créativité des fous et l’allégeance à un postulat anti-poétique : il reste à s’acheter une conduite intérieure Delage, […] et à embaumer comme on peut le cadavre que l’on porte en soi. » Emmanuel Venet lui aussi est psychiatre, mais qu’on ne cherche ici rien de trop confraternel. La proximité est ailleurs. Dans une compréhension troublante de la souffrance et du claquemurement. Et, du coup, de Ferdière, héros en creux, prenant place très tôt dans la cohorte des laissés pour compte.