Le Magazine littéraire, novembre 2013, par Jean-Baptiste Harang
Rien souverain
Rien. Ne vous y trompez pas, sous l’extrême modestie de ce titre se cache une manière de chef-d’œuvre. Et puis, comme disait Raymond Devos « Rien, c’est rien. Deux fois rien, ce n’est pas grand-chose. Mais trois fois rien ? Trois fois rien, on peut acheter quelque chose pour trois fois rien. » Et puisque dans ce livre brillent mille petits riens, mille éclats d’orfèvrerie d’écriture, on comprend vite que ce Rien vaut bien plus qu’il ne coûte.
Le narrateur ne se nomme pas, sa femme s’appelle Agnès, c’est le vingtième anniversaire de leur rencontre, mariés, peut-être, des enfants, probablement, vingt années à apprendre à si mal se connaître. Il invite sa femme à fêter ça, de son mieux, au Negresco, à Nice, chambre n°13. Ils se trouvent vaguement, le cœur n’y est pas, et le corps bien peu : « Agnès répondait à mon désir prudent par un consentement sans ardeur… » On allume une cigarette et Agnès prononce les quatre premiers mots du livre : « À quoi penses-tu ? » Mais on n’est pas dans un téléfilm, la chambre 13 n’existe plus, il faudra se contenter de la 214, qui ne donne même pas sur la mer : bien des travaux ont chamboulé les lieux depuis 1924 (on a supprimé les numéros 13 pour ménager la clientèle superstitieuse), quand Jean-Germain Gaucher y vint passer une dernière nuit d’un amour fugace et mal partagé. « À quoi penses-tu ? » Le narrateur ne répond pas, pas encore, il pense à Jean-Germain, à qui, en grand intellectuel en mal de créativité et de notoriété, il a consacré toutes ses études et quelques ouvrages.
J.-G. Gaucher est un musicien de bonne volonté et de second rayon, auteur d’une œuvre géniale perdue au fond de Dieu sait quel tiroir, et de centaines d’autres qui ne valent pas tripette, phtisique, un peu paresseux, alcoolique, séducteur, amoureux sans retour, qui a gagné sa vie à coups de chansonnettes, de vers de mirliton, d’opérettes libidineuses, et l’a perdue en épousant la fille de la boîte de nuit dont il dirigeait l’orchestre. Et il est mort dans sa cage d’escalier, écrasé par le piano qu’il ne voulait pas vendre pour éponger les dettes de son petit théâtre transformé en bordel. Voilà à quoi l’on pense, allongé torse nu, chambre 214. Le narrateur évoque in petto ces premières décennies du siècle dernier sur la butte Montmartre, dans une langue éblouissante, polie sur le tour du diamantaire, sans préciosité, avec la précision d’un vocabulaire retrouvé, la limpidité qui convient quand on parle musique, et l’élégance de ne jamais se vanter de connaître si bien les choses et les gens. C’est le portrait d’un raté, d’un raté de peu, le vent de l’excellence a frôlé son oreille et s’est posé plus loin, sur l’épaule d’un autre capable de ne penser qu’à lui.
Car ce Gaucher (inventé de toutes pièces et pourtant si familier) voile une autre détresse : celle du narrateur qui se pose pour lui-même la question de la création obérée par les contingences du devoir d’être au monde, une marmite à bouillir, des enfants à torcher, une femme à mal aimer. Et la question du suicide, que son ami Daniel Worms voit partout (même s’il est rare de se suicider en se balançant sur le râble un demi-queue Pleyel). Alors, à quoi pense-t-il ? À mentir, forcément, sa réponse est sur la couverture du livre.