L’Humanité, 28 juillet 2011, par Christine Lecerf
La leçon de poésie que s’enseigne Peter Handke
Journal de voyage, méditation sur le monde et le langage, les carnets traduits aujourd’hui datent de 1987 à 1990, au moment où l’auteur quitte l’Autriche.
C’est un livre épais, gros de 435 pages. Pourtant, on le transporte partout avec soi comme une gourde ou une boussole. Écrits entre 1987 et 1990, ces carnets itinérants désaltèrent comme un recueil de poésie et orientent le regard comme un livre de philosophie.
Le voyage, initiatique à bien des égards, commence par des adieux. Les premiers mots se trouvent sur les pierres tombales d’un cimetière autrichien de Carinthie. Les drapeaux noirs sont à nouveau en berne en Autriche. Jörg Haider règne depuis peu sur la région et Kurt Waldheim est président de la République depuis un an. De cela, Peter Handke ne parle pas, mais il le restitue à sa manière, en faisant le deuil d’un pays où la beauté est devenue « inaccessible par l’histoire ». À la différence d’Elfriede Jelinek ou de Thomas Bernhard, restés sur les lieux du crime, Peter Handke a en effet décidé de quitter son pays. Partir mais pas fuir. Car Handke ne serait pas un artiste s’il n’avait su transmuer ce deuil en une « exhortation à créer ». Même à l’autre bout du monde, le « désir du pays natal » sera toujours là.
Comme le note lui-même Handke, toute écriture commence véritablement chez lui par un mouvement. C’est donc une fois la première page passée et la frontière yougoslave franchie que l’air peut s’engouffrer, la lumière pénétrer et l’espace commencer à se déployer. Et « c’est le regard qui doit guider, pas le cerveau » pour celui qui entend purifier ses yeux et son âme, se guérir du deuil par l’étonnement. Dans l’autocar de Split à Trogir, le voyageur pressent déjà le plein accord avec la vie. À Tron, il bourre de sel les poches de son veston. À Thessalonique, il bondit en pensée dans la chevelure des passantes. La beauté, il va apprendre à la trouver, dans le no man’s land à côté des camping-cars, dans le contraste entre la noirceur de la baie de sureau et la clarté de la goutte de pluie qui s’y accroche. Il entre dans les églises, regarde les coudes nettement brisés sur les statues du Christ mort au Portugal, le doigt coupé d’Isaïe dans l’abbatiale de Souillac, la cloison nasale du Christ en croix de Zurbaran à Séville. Petit à petit, par mille et un chemins, les motifs se répètent, les fragments s’assemblent comme les ornements ajourés d’un portail roman. C’est ce que Handke appelle « les répétitions adorables ».
Cette leçon de poésie que le poète s’enseigne avant tout à lui-même débouche sur un véritable bonheur d’écriture. Le 25 mars 1989, dans la cité minière espagnole de Linares, Handke vient d’achever son Essai sur la fatigue : « Passé mon veston, solennel comme jamais encore depuis des mois. » Il écrira aussi l’Essai sur le juke-box et la pièce de théâtre l’Art de la question.
Des images premières
Au cours de ce long périple en terre étrangère, quelque chose du pays natal aura également bel et bien émergé. Des images premières comme celle de l’écolier seul avec son cartable, une grande fleur blanche dans les cheveux. Un rêve éveillé : Wittgenstein devant un juke-box. Le philosophe autrichien, qui incarne aux yeux de l’écrivain « ce que l’austriacité comme l’humanité auront produit de plus grand », revient d’ailleurs à plusieurs reprises dans ces carnets. Profondément empreint de sa philosophie du langage, Handke peaufine ce que l’on pourrait appeler sa recherche d’une nouvelle grammaire du poétique. « Verbe pour le deuil : il me rattrape. Verbe pour le soleil : m’aide à m’y retrouver. Verbe pour la quiétude : m’accueille. » À l’instar de Wittgenstein qui rêvait d’écrire une philosophie en poèmes, Handke écrit la poésie d’aujourd’hui d’une main « lente, serve, seigneuriale » en rêvant à de vieux manuscrits.