Chronique inédite, février 2011, par Jean-Baptiste Harang
Christian Garcin est né à Marseille en 1959 et y vit toujours, attaché à sa ville comme la balle au jeu de Jokari, par un élastique. Il attend le coup de raquette qui va l’envoyer dinguer au bout du monde, ou sur ce quai « M » de la gare de Lyon, dans le froid vivifiant d’un matin gris, un tout petit sac sur l’épaule, pour un ou deux jours à Paris, le passage obligé, contraint, contrariant, du service après vente du dernier livre, puisque Des femmes disparaissent. Christian Garcin n’aime pas trop qu’on parle de lui et encore moins qu’on n’en parle pas. Son désir de reconnaissance l’encombre et la conscience qu’il en a le chagrine. Il préférerait être zen comme les contes orientaux qu’il insère dans ses livres. Mais non, il n’est pas tranquille, il a écrit un très beau livre, on le lui dit, cela ne le rassure pas. « Ne me demandez pas pourquoi j’écris des livres, je n’en sais rien. J’ai écrit sur le tard, et bien plus tard m’est venue l’idée de publier. Aujourd’hui encore j’ai parfois peur d’être un imposteur ».
Pas si tard que ça : en 1993, jeune trentenaire, il envoie par la poste un manuscrit à Gallimard,Vidas : « J.B. Pontalis l’a accepté, j’étais étranger à ce milieu, je ne savais pas que c’était difficile de se faire éditer, j’ai trouvé ça normal ». C’est plus tard que les choses vont se gâter avec Gallimard. La collection s’appelle L’un et l’Autre, mais en l’espèce « l’Un et les Autres » eût mieux convenu, puisque le livre est composé de vingt-quatre vies brèves de personnages célèbres, inconnus ou inventés : « Je payais là mon tribut de lecteur, j’avais étudié l’Histoire de l’Art, vu tous les films projetés à l’Utopia, à Avignon, pendant mon service militaire, je lisais de la poésie, Suétone, les vidas des troubadours, Quignard, alors, forcément, on y trouve des empereurs romains, des peintres, toutes sortes de gens, je n’étais pas écrivain ou je ne le savais pas, je venais de passer neuf ans comme cadre commercial à vendre des produits alimentaires pour collectivité à la Cofrapex ». La Compagnie Française d’Approvisionnement et d’Exportation a disparu et Christian Garcin est devenu écrivain, avec plus de trente titres publiés.
Avant cela Christian Garcin avait obtenu un diplôme enviable : BTS de guide-interprète, français, anglais, espagnol, italien, Dieu sait pourquoi, sinon que sa grand-mère lui avait dit : « Tu seras voyageur et tu iras en Chine ». Il se fit voyagiste et se rendit en Chine, pour la première fois en 1991, et sans désemparer depuis.
Après la Cofrapex, et sa première publication, Garcin se trouve à la tête de trois années de chômage indemnisé, d’une maison à payer, d’une famille à nourrir, il décide de consacrer ce temps compté à préparer le Capes de lettres, prof, un bon petit métier dont il n’a ni la vocation (il serait temps), ni le dégoût, bien au contraire, et le voilà prof de français en 1996, à trente-sept ans, et la chance d’un poste à Marseille. Quinze années plus tard, il n’est toujours pas très à l’aise avec ce métier qu’il exerce à temps de plus en plus partiel, temps compressé par l’écriture. Il préférerait qu’on n’en parle pas. N’en parlons plus. Et en route vers l’Orient.
« Mes arrière-grands-pères maternels étaient tous les deux navigateurs. Dans notre maison de famille, j’ai vécu une enfance orientale, entre des objets chinois, indochinois, japonais, Annam, Siam, Cochinchine étaient d’improbables banlieues, des vases, des aquarelles, des bibelots, toutes choses qui ont encore leur place chez ma mère. Il n’est pas avéré que nous ayons des ancêtres chinois, les recherches qu’on peut faire n’en disent rien mais ne prouvent pas le contraire ». À ce moment de la conversation Christian Garcin lève le regard et semble voir dans le nôtre qu’on cherche sur son visage un indice, une pommette saillante, une paupière bridée, allez savoir, une piste mongole : « N’empêche que je suis né avec cette tache sur la hanche, non ne vous inquiétez pas, elle disparaît dès les premières années de l’enfance, cette tache brune, donc, qu’on appelle la tache mongolique. Tous les Mongols, sans exception, naissent avec ça ainsi que la plupart des Chinois. Vous verriez ma mère, on la prend toujours pour une Eurasienne. Je vais vous dire une chose encore plus stupide : un jour un dentiste m’a dit : Vous avez des gencives asiates. Je n’ai pas vraiment idée de ce que sont des gencives asiates, mais cela m’a touché. N’empêche, la première fois que je me suis rendu en Chine, je ne sais pas pourquoi, mais je me suis senti bien, à l’aise, c’était pourtant il y a vingt ans, il n’y avait que des Chinois en Chine, ce n’était pas facile d’y faire du tourisme et pourtant, je me sentais chez moi, je n’avais encore rien publié, j’apprendrais plus tard combien le voyage est un moteur d’écriture ».
Alors Christian Garcin court le monde, l’Europe, l’Afrique du Nord lorsqu’il était guide interprète, puis de plus en plus tendu vers l’est, souvent avec un copain de régiment devenu prof de philosophie (« Nous sommes la dernière génération à avoir des copains de régiment »), plus récemment avec Éric Faye pour un livre à quatre mains à paraître chez Stock. Les voyages n’ont pas fait de Garcin un écrivain voyageur, mais un écrivain qui voyage dans tous les compartiments de la littérature, des vies brèves, des romans, des nouvelles, des poèmes, des lexiques, des portraits, des hommages rendus à ses admirations et même la traduction d’un inédit de Borges (La sœur d’Eloisa, Verdier 2003) vers qui il revient sans cesse comme la balle de Jokari à son socle originel, après avoir visité Faulkner, Kafka, Bernhard, et quelques autres.
À force de voyager Christian Garcin a contracté un mal curieux : le syndrome du Petit Poucet. Il jonche ses livres de petits cailloux blancs qui marquent une piste, des indices, des cairns que le lecteur aperçoit d’abord sans comprendre, puis retrouve un peu plus loin, dans l’explicite, comme un masque dévisagé, un visage démasqué. Un art de distiller de petits mystères que le récit viendra relever pour les éclaircir ou non dans un apparent désordre chronologique ainsi balisé pour ne s’y perdre pas. Puis, comme l’œuvre s’étoffe, le petit Poucet poursuit ses semailles d’un livre à l’autre, dans le dernier roman qui n’est ni la suite du précédent, ni le début du prochain, on retrouve des figures qu’on avait croisées sans savoir qu’on les reverrait : « J’aime bien lancer des passerelles entre mes livres ». Des femmes disparaissent met en scène le fameux Zorro, Zhu Wenguang, dit Zuo Luo, dit Zorro, qu’on avait croisé dans La Piste mongole, et qu’on retrouve ici sous la plume supposée de Chen Wanglin dont l’oncle figurait dans La Jubilation des hasards, et bien d’autres qui ont laissé leur ombre dans les livres orientaux de Garcin depuis Le Vol du pigeon voyageur. Zorro est un privé, une sorte de Humphrey Bogart solitaire, bagarreur et bedonnant, capable de cynisme et de sentiments, dont le travail est exclusivement consacré à la délivrance de jeunes femmes vendues par leur famille à des maris violents. Ce n’est pas un personnage imaginaire, Garcin l’a trouvé sous ce nom dans un journal du sud-est de la Chine, où ce trafic de jeunes filles est toujours pratiqué. Zorro conduit le lecteur de la Chine à New York, de New York au Japon, sur la piste de trois femmes dont l’écho incertain bat comme un cœur dans sa mémoire. L’enquêteur s’appuie parfois sur un chaman, sur un témoin réincarné en chien, sur un conte traditionnel, mais Christian Garcin ne veut pas s’en justifier : « Si vous saviez l’expérience que j’ai de ces choses, vous me prendriez pour fou, alors faites comme si je ne vous avais rien dit, et mettez tout sur le compte des coïncidences ». Chez Christian Garcin, bien au-delà d’un titre, le respect du hasard est une jubilation.