Le Monde, 30 janvier 1998, par Pierre Lepape
« Le Partage inégal »
Romans ou récits ou encore essai – magnifique, sur Rabelais –, les livres de François Bon tirent leur énergie d’une extrême tension. D’un côté, la réalité, la nôtre, celle du monde contemporain et des hommes qui l’habitent, comme ils peuvent. Le travail, le chômage, la ville, la violence, les fractures et ceux qui s’y engloutissent. Le social, comme on dit quand on pointe précisément les déchirures de la société, les lambeaux qui s’en détachent, les plaies qui s’y exposent. De l’autre, la littérature, l’invention d’un langage qui fait réalité, l’élaboration d’une forme qui donne à voir, à sentir et à comprendre. Lier les deux, faire advenir l’un par l’autre, c’est toute l’affaire.
Ça n’est pas simple ; bien des auteurs s’y sont cassé les dents. À commencer par tous ceux qui croyaient, en toute innocence, qu’il suffisait d’avoir le cœur pur et de la bonne volonté. Nos bibliothèques regorgent de ces romans « sociaux ». On en a écrit, on en écrit encore des tonnes. Parfois avec génie – Zola, Gorki –, souvent avec talent, plus généralement avec application, plus rarement avec rouerie. Il s’agit, croit-on, d’aller au réel, avec les yeux grands ouverts, d’enquêter, de chercher la vérité puis de la « rendre » sous la forme à peine dramatisée d’une fiction, avec ce qu’il faut d’intelligence, d’imagination, de courage, et de savoir-écrire. Romans sur les banlieues, sur les SDF, sur les sans-emploi, sur les drogués, sur les prisons, sur les usines, sur la petite paysannerie. Au mieux des reportages et des témoignages honnêtes, du journalisme romancé. Au pire du racolage misérabiliste. Dans tous les cas, le degré zéro de la littérature, la langue réduite au rôle d’ornement ou de simple instrument de communication. Livres exotiques pour des lecteurs-spectateurs.
François Bon n’écrit pas « sur ». Prison n’est pas un livre sur la prison ; ni même sur uneprison. Le centre des jeunes détenus de Gradignan, près de Bordeaux, dont il est ici question n’est pas l’objet du récit de Bon, ni son décor. Il est en revanche vrai que les jeunes prisonniers qui interviennent dans le livre sont les sujets de Prison. Lequel demeure néanmoins le livre d’un écrivain nommé François Bon. Obtenir un tel résultat demande beaucoup plus qu’un savoir-écrire : une stratégie d’écriture.
Celle-ci repose sur une théorie et sur une pratique de la langue. Depuis de nombreuses années, Bon anime des ateliers d’écriture. Avec des gosses d’un collège de banlieue (Dans la ville invisible,Gallimard-Jeunesse, 1995), avec de jeunes adultes d’une petite ville du Midi sinistrée par le chômage (C’était toute une vie, Verdier, 1995) ; ici avec un groupe de détenus. L’idée n’est pas banale, un tantinet démagogique, de donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais. Les textes cités dans Prisondemeurent anonymes, enchâssés dans la pâte du récit. Les taulards, les laissés-pour-compte, les mômes des ghettos urbains sont privés de réalité faute d’avoir des mots pour la dire, des phrases pour l’articuler. Dire, écrire, c’est commencer à s’approprier le monde qui vous entoure, à le nommer, à lui donner une forme, le début d’un sens. C’est apprendre à dire « je » : apprendre que « je » existe, à travers la plus sociale des institutions, la moins individuelle, la langue.
L’atelier d’écriture pousse donc jusqu’à ses conséquences ultimes le paradoxe de l’écriture : sa fonction sociale est de désocialiser pour permettre l’émergence d’un sujet. Les jeunes taulards de Gradignan ne sont pas, comme le voudrait le sens commun, des asociaux. Ils sont des hypersociaux, noyés dans le collectif, dans l’anonymat du ghetto, dans l’agrégat de la bande, dans les rituels de la délinquance, des bagarres quartier contre quartier, des fusions hypnotiques de la drogue. La prison elle-même reproduit jusqu’à la caricature cet étranglement par la collectivité. Elle est un lieu où il est presque impossible de survivre sans faire bloc, dans les cours, dans les couloirs, dans les promenades. L’écriture est un arrachement à cette fatalité du social. D’où les peurs, les blocages, les réticences, les angoisses, les abandons, les pages blanches que l’on rend à la fin de la séance. Mais aussi ce tremblement et cette lumière quand le toit de plomb se fissure, quand apparaissent dans les balbutiements d’une langue qui hésite et qui a presque honte, les premiers signes d’une identité, les premiers symptômes d’une solitude, un refus : « Monsieur, je ne ferai point le texte que vous attendez de moi. Quand vous me dites de faire un texte sur un de mes souvenirs, ah non, surtout pas. Car vous ne savez point ce qu’est-ce que ça me fait d’évoquer un souvenir. Vous ne ressentez point ce que moi je ressens quand j’évoque mon passé. Car si vous le ressentiez vous auriez tellement mal. Car quand j’ai mal vous ne ressentez point ma douleur. […] Ce n’est pas vous qui m’aiderez à la quitter, cette douleur. Je ne dirai point ce que j’ai dans la tête. Et dès que vous aurez terminé de lire ce texte, surtout ne riez point, car ça me déplairait, merci. »
Le travail des mots est ce qui permet à chaque jeune détenu de l’atelier de forer au travers de son destin social pour découvrir ou retrouver un morceau de sa réalité propre. Mais il est aussi, par retour, ce qui permet à l’écrivain, à François Bon, de faire l’expérience d’une réalité que lui cachait son habitude professionnelle des mots. Prison raconte l’aventure de ce double échange entre la littérature et le réel. Quelque chose d’un monde que nous ignorons fait irruption dans le livre, comme jamais nous ne l’avions vu, comme jamais nous ne l’avions compris. Bon ne parle pas sur la délinquance, ni sur la prison, ni sur ces immenses barres de béton à loger nommées par cruelle dérision sans doute « Californie ». Pas davantage, il ne joue au psychosociologue de la criminalité juvénile et du mal des banlieues. Chacun son travail : il est écrivain ; c’est dans l’élaboration de l’écriture, dans la capacité de la langue à se faire réalité qu’il amène à notre surface de présent toute l’obscurité souterraine du monde. Pas de concept, pas de théorie, pas de jugement, pas de dossier : un récit simple et nu où les voix se mêlent sans jamais se confondre, sans se dissoudre dans l’anonymat d’un « on » ou dans la sécheresse bureaucratique d’un « cas ».
Écrire, c’est aussi ne pas se payer de mots. Si Prison est un livre aussi juste et fort, c’est que son auteur n’entretient aucune illusion, surtout pas celle d’une communication ou d’un partage égal. L’atelier d’écriture est la réalité d’un lien et d’un échange, mais c’est aussi une fiction, une parenthèse, un équilibre précaire. Ils existent, certes, Christian, Tignasse, Jean-Claude, Sefia, Ciao, ils ont une voix, une silhouette, mais si fragile, si précaire, si dépossédée d’elle-même, si confondue avec le destin, avec le hasard, qu’on la sent prête à s’estomper et à se fondre de nouveau dans la nuit du désarroi et de la souffrance, dans le mutisme d’une durée abolie.
Ce beau livre est un livre noir. Il commence ainsi : « Car nous ne savons rien de clair, nous errons. » Son personnage central, celui autour duquel se noue le récit, est un personnage absent. Prison est sa stèle et son épitaphe. Il se nommait Jean-Claude Brulin. Il avait vingt-quatre ans. Il avait participé à l’atelier quelques mardis. Et puis il avait été libéré. Trois jours plus tard, il était assassiné dans un squat de Bordeaux, un coup de couteau. Pour rien, parce qu’il parlait trop et de trop près, parce qu’il n’était pas aimable ; « pour un motif futile », a écrit la presse locale. Et l’assassin de Brulin, Tignasse, s’est retrouvé trois semaines plus tard sur une chaise du même atelier d’écriture, comme à la place de celui qu’il a tué, « comme part seulement du grand collectif fluctuant qui chaque mardi me déléguait sa frange ». Scandale des visages interchangeables, des vivants et des morts que ne sépare que le hasard d’un couteau. Les mots offrent une lueur, mais si faible ; et la nuit est si dense.