Libération, 13 janvier 2000, par Jean-Baptiste Harang
Bon train
Poteaux, pylônes, néons, canaux, brèves apparitions : souvenirs ferroviaires de jeudis entre Paris et Nancy.
À force de voyages, allant parfois toucher l’un ou l’autre bout lointain du monde, on en était revenu avec la triste conviction qu’on ne savait pas voyager, ni voir plus loin que le bout de son nez. Mais le train, oui, on savait prendre le train, on le prend chaque semaine, des heures durant, le nez collé à la fenêtre, ou dans un livre, toujours prêt à prétendre qu’on ne s’est pas endormi. Non, même de ce train, on n’a jamais rien vu. Le livre de François Bon refermé, on ne sait même pas si on regrette de ne pas l’avoir lu dans le train. Il nous aurait gâché le voyage, donné le torticolis, à vouloir sans cesse vérifier sur le vif ce qu’il écrit, et tant pis si ce n’est pas la même ligne, ne prétend-il pas lui-même que le plan de Vitry-le-François ne diffère pas fondamentalement de celui de La Roche-sur-Yon (au point qu’on s’imaginerait moins perdu dans l’une de ces villes avec en poche le plan de l’autre plutôt que rien) ?
Pendant cinq mois, chaque jeudi, entre 8 h 18 et 11 h 02, François Bon a pris le train entre Paris et Nancy, assis dans le sens de la marche, à la place numéro 68 (on le suppose, on apprend seulement vers le milieu du livre qu’elle fait face à la 64), dans la première voiture, une voiture mixte (colis et voyageurs). On ne connaît pas le numéro du train (probablement le 1 601), mais il est précisé page 69 qu’il fut tiré au moins une fois par la locomotive N° l5021, et la semaine suivant ce relevé, par la 15052. 352 kilomètres de ligne en cent cinquante-quatre minutes, les yeux écarquillés sur le paysage sans en perdre le moindre mètre, Paysage fer.
Le train suit les rivières en « M », la Marne, la Meuse et la Moselle, la Meurthe et les canaux qui les flanquent, il traverse les villages, ralentit parfois, honore les grandes gares de quelques minutes d’arrêt.
François Bon note, note tout, un carnet ouvert sur les genoux, à la vitesse du train, sans composer, sans retour en arrière, mais le train va plus vite que le regard, plus vite que la main sur la page, plus vite que le mystère qui transforme les images en mots, il écrit modestement, page 29 :« cette fois-là, voilà, on n’aura noté que ça », ou dix pages plus loin : « on s’en veut de n’avoir pas plus retenu », avec le droit, le devoir, l’espoir et peut-être l’obsession sportive du voyeur éclaboussé d’images trop brèves, qu’il fera mieux la prochaine fois. Et la prochaine fois, il fait mieux, il se prépare, il attend tel virage, telle sortie de tunnel pour recompter les fenêtres de telle maison. Bientôt il se surprend à anticiper ce voyage de routine sur une carte (Michelin 241, 30 francs, gare de l’Est), recopie les noms des villages sans gare et que rien n’indique au voyageur du fer, les reconnaît sur le terrain. Et finit par emporter avec lui une carte d’état-major au 25 000e comme si seul l’écrit pouvait donner foi au réel. Il y recopie la liste des toponymes que le paysage lui cache. Se rassure en prenant quelques photographies.
Ce paysage de fer, de béton, de néon, ces commerces fermés ou pimpants, ces industries en friches ou arrogantes, sont des déserts, leur humanité est tout entière supposée dans ces matières érigées par l’homme, presque toujours absent de ces rives de fer, mais dont François Bon reconstruit l’histoire, invente la présence au décompte des piles de pont, des crémaillères d’écluse, des poteaux de football, des enseignes, des fenêtres murées, des voitures opaques ou éventrées. Des cimetières.« Je n’aimerais pas être enterré (encore moins incinéré) à Vitry-le-François », page 43. On a coché les rares silhouettes vivantes que le regard inventorie, quinze en tout dont l’apparition ne dépasse jamais deux lignes, « Celui qu’on aperçoit en blouse fumer une cigarette », à la page 9, « un homme est entre les arbres qui pêche », page 28, « deux hommes ce matin-là avec des bottes de caoutchouc et des casques de plastique jaunes », rien de plus, l’humanité ne s’expose pas, elle tourne le dos au train, ne lui montre que le cul de ses décors : « Variations de récit sur le réel répété à l’identique, et pousser cela à bout, et rien d’autre même au récit que ces images pauvres, rue qui s’en va en mourant, encore ces maisons aux angles trop droits, encore un garage et des immeubles, et toujours cette manière qu’a le pays de laisser ceux du train le regarder par son derrière, jardins sur cuisine, fonds de cour d’usine, déballage dont on se moque qu’il soit vu, c’est la façade de l’autre côté qui compte. »
Et pourtant François Bon s’y tient, du mieux qu’il peut, tente d’affiner son accumulation de détails d’une semaine l’autre pour recomposer une continuité qui lui échappe, s’y emprisonne et s’en évade parfois comme on s’endort dans la rêverie d’un souvenir réveillé. Cette persistance rouge et blanche des garages Citroën qui lui rappelle celui de son grand-père où l’on servit longtemps de l’essence à Simenon. Simenon qu’il appelle à la rescousse pour son talent à occuper un paysage. Et cette enseigne Westphalia separator qui l’éloigne pendant quelques pages de son dessein pour nous dire les semaines qu’il passa à 18 ans en Allemagne au travail dans une usine du même nom, acheter une guitare et « tout » Kafka.
Tous les vendredis soir, pendant tout un hiver, François Bon fit le voyage de retour de Nancy à Paris. De nuit. Rien à voir.