L’Humanité, 23 octobre 2008, par Alain Nicolas
Vies de papier
La littérature crée ses personnages et les importe du dehors […].
Réels et imaginaires, enfantés par l’histoire […], la littérature les absorbe, les dévore, les incorpore à sa troupe de personnages de papier. Une fois dans ses pages, on ne demande plus de passeport. […]
À la recherche de la conversation perdue :
Que se disaient Léonard de Vinci et Machiavel lors de leurs rencontres ?
Ils se sont rencontrés. On en a la certitude. Se sont-ils parlé ? On a de bonnes raisons de le penser. Que se sont-ils dit ? On n’en sait rien. Niccolo Macchiavelli n’en souffle mot dans ses écrits, pourtant détaillés. Pas de trace non plus dans les carnets de Léonard, même sous une des nombreuses formes codées qu’il affectionnait. Imaginer, reconstituer les conversations de ces deux génies, quoi de plus tentant ? « La fiction exerce une pression si forte que les digues posées par l’historien risquent de lâcher. » Entre alors en scène le romancier. Il en exista un, au moins, le Russe Dimitri Merejkovski, pour céder à la tentation et composer un Roman de Léonard qui, nous dit Patrick Boucheron, compta au nombre des dix livres préférés de Freud, et ne fut pas pour rien dans la genèse du célèbre Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.
Deux rencontres au moins
Le Léonard et Machiavel que nous lisons aujourd’hui ne sacrifie pas aux conventions du genre, tout en se tenant au bord du roman historique. Il est vrai que la réunion, dans le palais ducal d’Urbino, en cette fin de juin 1502, de l’auteur du Prince, ouvrage considéré comme fondateur par la philosophie politique contemporaine, et du peintre, ingénieur, anatomiste, prototype de l’homme universel de la Renaissance, ne manque pas de romanesque. Surtout si elle a lieu à l’initiative de César Borgia. Au moment où la scène prend place, le fils du pape Alexandre VI a vingt-sept ans. Il est au sommet de sa puissance. Moins de quatre ans plus tard, chassé de Rome, devenu « condottiere » au service du roi de Navarre, il va trouver une mort lamentable sous les murs d’une forteresse espagnole. En attendant, il est l’enfant chéri du destin. Machiavel en fait le personnage principal du Prince, le modèle de l’homme de pouvoir moderne. Allié au roi de France, il se taille une principauté en Romagne, pendant que Louis XII conquiert le Milanais. Florence, encore ébranlée par le bref épisode de Savonarole, le soutient à sa manière, sans grande efficacité. C’est d’ailleurs pour s’en expliquer que Machiavel, mandaté par la seigneurie toscane, rejoint César Borgia, fait duc de Valentinois par son allié français. Léonard de Vinci, lui, a quitté Milan. Séjournant à Florence, il n’a d’autre activité que de refuser les commandes des grands de ce monde. On dit de lui que « les spéculations mathématiques l’ont tellement détourné de la peinture qu’il ne supporte plus le pinceau ». César Borgia, là encore, réussira où les autres ont échoué. C’est comme ingénieur et inspecteur des fortifications des nouvelles conquêtes qu’il arpentera les cités conquises, des cols de l’Apennin à la côte adriatique. César parle de lui comme son « familier ». Il donne du « secrétaire » à Machiavel.
Léonard et Machiavel se rencontrent deux fois, au moins. La première à Urbino, en juin 1502. La deuxième à Imola, en 1503. On sait qu’ils sont restés plusieurs mois dans l’orbite du « Valentinois ». L’absence même d’allusions à leurs conversations nourrit toutes les hypothèses. On en est venu à imaginer que le silence de Machiavel sur Léonard couvre les activités de l’artiste comme agent secret au service de Florence. Dans sa correspondance avec les dirigeants de la seigneurie, le diplomate fait en effet allusion à « un autre dépositaire des secrets du duc », « un ami ». Léonard évidemment : on ne prête qu’aux riches. Selon une autre thèse, en effet, il aurait espionné pour le roi de France, ce qui n’aurait pas été étranger à sa retraite dorée à Amboise. Dans le roman d’espionnage, « pourvu qu’on en accepte le postulat, chaque indice devient un argument qui le conforte ». Pour l’historien, il est probable que Machiavel, dans ses dépêches, a attribué à des sources inconnues ses propres conclusions. Un schéma qui fait songer au Tailleur de Panama, de Le Carré.
Le mystère accumulé des intervalles
C’est que cette stratégie de la déception, qui fait miroiter les situations les plus romanesques pour mieux en éviter la description, s’avère plus productive encore que le recours à l’invention. D’épisode en épisode, ces rencontres, directes ou indirectes, naissent du mystère accumulé dans les intervalles. On apprend que les deux hommes collaborèrent dans un projet de détournement du cours de l’Arno afin d’assécher Pise. Un fiasco qui pesa sur la carrière de Machiavel. Qu’il intervint peut-être en faveur de Léonard pour obtenir la commande de la Bataille d’Anghiari. Son nom figure en effet sur le contrat, ce qui ne prouve rien. Dans les blancs à jamais vierges du récit se jette l’imaginaire de la science. Un dialogue entre Léonard et Machiavel ? Il existe, mais ce sont leurs œuvres qui conversent, telles que nous les lisons, telles que nous les voyons. C’est la théorie de la violence politique de Machiavel qui répond à la confusion de la Bataille, signe de celle de ces temps de doute et de crise, à l’image du fleuve resté indompté. « Léonard et Machiavel n’étaient pas de ces éclaireurs à l’avant-garde, mais au cœur de la bataille, dans la mêlée confuse où rien ne se distingue que la vérité du combat. » Le fleuve ne sera pas détourné. César mourra en mercenaire et en proscrit vaincu. La fresque restera inachevée et retournera à la poussière. La « splendeur des mots » n’y pourra rien. Seuls demeurent des œuvres et des idées. Refusant les tentations du romanesque, Patrick Boucheron donne à la littérature un nouvel espace, tout aussi fascinant.