Le Monde, 5 septembre 2008, par Claire Judde de Larivière
Quand deux génies se rencontrent chez le « Prince »
Patrick Boucheron imagine ce que Machiavel et Léonard se sont dit lors d’une mystérieuse entrevue.
Urbino, juin 1502. Dans les couloirs assoupis du Palazzo ducale, sous les auspices de César Borgia, prince cruel et insolent couronné d’un succès aussi fulgurant qu’audacieux, un vieux maître de renom et un jeune secrétaire ambitieux se croisent, sans doute pour la première fois : Léonard de Vinci, « humaniste, ingénieur et artiste de cour » accompli, et Nicolas Machiavel, secrétaire de la chancellerie florentine à l’orée d’une brillante carrière.
De cette entrevue, aucun des deux maîtres ne parlera pourtant, et, malgré les tentatives des historiens, depuis un siècle, d’en percer le mystère, les sources restent muettes. Devons-nous pour autant en conclure qu’elle n’a jamais eu lieu ? « Peu importe au fond », répond Patrick Boucheron, médiéviste à l’université Paris-I, qui se laisse aller au plaisir de braver les silences, les ombres et les absences, et d’explorer ce qui a disparu ou n’a jamais été.
Ainsi prend-il prétexte de ce non-événement « dans un angle mort de l’Italie princière » pour raconter l’histoire d’un siècle qui commence. La confrontation entre les deux hommes devient le point de départ d’une réflexion sur la nature d’un temps dont ils représentent l’aboutissement, au moment même où la Renaissance s’épanouit et où les richesses de la péninsule attisent toutes les convoitises. Léonard et Machiavel sont parmi les protagonistes de cette Italie qui bascule, contemporains plutôt que précurseurs d’un monde et d’une époque dont ils incarnent le bouillonnement intellectuel et artistique. On y rencontre un Louis XII qui, malgré ses « grands airs d’empereur romain (…) n’a pas lu Tite-Live avec assez d’attention et d’ardeur », une Isabelle d’Este « qui se pense plus belle qu’elle ne l’est », et un Michel-Ange au « visage enduit et enfariné de poudre de marbre, semblable à un boulanger, couvert de petites écailles comme s’il avait neigé sur lui », tel que se plaît Léonard à moquer les sculpteurs. Les lieux eux-mêmes deviennent les acteurs de cette histoire, du « plus beau palais du monde » aux montagnes de Romagne qui « griffent le regard, tellement plus brutales que les caressantes collines de Toscane ».
Léonard, ingénieur infatigable, y poursuit ses voyages et ses entreprises titanesques au service de Florence, tentant d’imposer à l’Arno un nouveau cours, luttant contre l’eau qu’il craint « salubre, nuisible, laxative, astringente, sulfureuse, salée, incarnadine, sinistre, rageuse, coléreuse, rouge, jaune, verte, noire, bleue, graisseuse, grasse, subtile ». Machiavel, secrétaire appliqué, remplit avec talent ses fonctions auprès de la Seigneurie, se nourrissant au contact des princes de la matière qui constituera son œuvre. Vies parallèles de deux Florentins qui, pour un instant, se croisent, alors que l’alchimie s’opère : « Machiavel devient machiavélien au contact de Léonard et Léonard léonardesque sous le regard de Nicolas. » Leurs œuvres respectives reflètent « une même conception de la « qualité des temps ». Léonard dans ses machineries ambitieuses, son cheval de bronze gigantesque ou sa Bataille d’Anghiari, inachevés avant même d’avoir été commencés ; Machiavel dans ses machineries politiques, son Prince ou ses traités où il affirme résister à « l’éclat trompeur des mots » pour accéder à « la vérité effective de la chose ».
Ni essai ni roman, le récit de Patrick Boucheron trouve le point d’équilibre entre l’histoire que l’on raconte et celle que l’on étudie. S’il dit ses dettes et cite ses sources, dans un ouvrage où les références sont riches et subtiles, il se libère pourtant des notes de bas de page, devenant ainsi « comme l’enfant à qui on vient d’ôter les “petites roues” de son vélo ».
On peut alors se laisser porter par l’écriture sans jamais craindre ni balivernes ni affabulations aux implications douteuses. La vérité et la fiction se côtoient, s’observent. L’historien aurait pu faire sien l’avertissement placé par Salman Rushdie en ouverture de son dernier roman, The Enchantress of Florence (à paraître chez Plon en octobre), où Machiavel occupe justement l’un des rôles principaux : « Quelques libertés ont été prises avec les faits historiques dans l’intérêt de la vérité. » Et, bien que Patrick Boucheron avoue lui-même ne pas savoir comment nommer ces « lieux » dans lesquels il s’est aventuré, son Léonard et Machiavel satisfera tout autant le désir de connaissance de l’érudit que le plaisir esthétique du lecteur.