Libération, 27 mars 2003, par Jean-Baptiste Harang
Restonica delenda est
Intra et extra-muros, le malheur hébété d’une ville assiégée presque imaginaire.
Ce livre n’est pas un texte de circonstances, même si les circonstances semblent le convoquer comme témoin de moralité, ou plutôt d’amoralité au tribunal de l’histoire : la guerre est Un des malheurs, un autre est la honte qu’on a d’appartenir à cette espèce animale, l’humaine, qui développe tant de mesquine intelligence et de basse stupidité pour s’entre-détruire. Un des malheurs fait résonner sans raisonner les chœurs de voix extra-muros et intra-muros d’une ville assiégée. Deux chœurs alternés, « Dedans » et « Dehors », disent le bonheur ivre de bombarder une ville et le malheur hébété d’être anéantis sans comprendre sous le feu d’un ennemi invisible et cruel. Restonica sera détruite, systématiquement, en deux cents pages brûlantes et hallucinées.
Le nom de Restonica, vallée corse, est le seul élément du livre qui évoque une possible situation géographique, sa consonance et les souvenirs qu’on a du siège de Sarajevo en 1992 et 1995, sa rue principale, son avenue des snipers, ses ponts coupés, vallée profonde et sans issue, collines armées jusqu’aux crêtes, occupent l’espace entre les lignes. Mais tous les autres noms, ceux des personnages, des villages alentour sont français, des noms communs, impropres, tirés de la langue et non pas recopiés sur de quelconques monuments aux morts, ils sont partie prenante d’un texte de littérature française, des noms comme vous et moi, coupables et victimes interchangeables. L’assaut est dirigé par le général Brûlé, la défense organisée par le commandant Salive (organisée, impuissante et improvisée, Salive est le président du club de foot, le maire semble pétrifié dans la posture du pêcheur à la ligne sous le dernier pont encore debout et bientôt détruit). Les héros d’une guerre passée, où l’on suppose que les assaillants d’aujourd’hui étaient les victimes d’alors, se nomment Louis Dommage pour les uns, Paul Coquille pour les autres, ils ont monuments et prestige, leur souvenir est l’étendard dérisoire des vivants. Les lieux-dits Fanges ou Racines, et les combattants, les combattus, Glaise, Caillou, Lagoutte, Basse, Songe, Rêche ou Cheval (sa femme s’appelle Jument), pas pour faire rire, non, on ne rit pas, on tue ou on meurt, mais pour être au monde comme des choses sans âme.
Les chœurs alternent, « dedans »/« dehors », du général à la jeune enfant, tout le monde parle à la première personne, parfois sans se nommer, pour dire ce qu’il voit par le petit bout de sa lorgnette, par la mire de son fusil à lunette, l’évidence de tuer pour d’impérieuses raisons ignorées, rabâchées pourtant à grands coups d’alcool de prune d’un côté, du côté des armes, et l’incompréhension de devoir craindre, souffrir ou mourir de l’autre, dans les caves, les cimetières ou les files d’attente pour de l’eau ou du pain de l’autre côté, du côté des peurs. Ces monologues croisés disent des détails individuels, la courte vue de chacun, l’impuissance à survivre, l’incapacité de cesser de tuer, le drame est dans les détails. Il n’y aura pas de miracle, Restonica sera détruite, et ses bourreaux auront la gueule de bois. Le seul miracle est le livre, dans cette distance tenue par la langue sur la crête aiguë des choses vécues, entre drame et mélodrame sans jamais y tomber. Aucune émotion, jamais, n’est sollicitée, elle est pourtant là, constamment présente, sans larmes ni compassion, comme la vibration d’une corde insensible trop tendue. La violence déborde la sobriété de l’écriture qui cependant ne s’y refuse pas, dit les choses comme elles sont, économise les adverbes, les prépositions, comme on économise son souffle dans le secret du silence ou une course trop longue. Les vrais mots, les mots de sens, ceux qui disent la cruauté, la violence, le viol, le tir aux pigeons humains, ceux-là ne sont pas épargnés, ni appuyés, ils rendent compte, et leur simplicité cruelle a force de poème. Le dire de ceux qui meurent persiste dans l’au-delà de leur agonie, jusqu’à dire « j’étais » quand ils ne sont plus. Le livre avance au plus près des corps, des chairs à vif, des peurs, les tireurs ne sont plus que des gueules hurlantes, et les cibles des ombres. Les phrases et les bombes tombent sur la ville et la recouvrent de la poussière grise de la mort. Il n’y a ni droit ni tort, ni bons et méchants, les noms des bourreaux et des victimes se ressemblent, seuls les hasards de l’histoire les ont placés d’un côté ou l’autre du fusil, ni victoire ni défaite, mais seulement la dérive aveugle d’une humanité indivisible et inhumaine.