Hommages à Pierre Dumayet
Pierre Dumayet, pionnier de la télévision et défenseur de la littérature
Il se voyait comme un « artisan » du petit écran. Il restera comme l’un des pères de la télévision moderne et l’inventeur des émissions littéraires sur le petit écran. Producteur, réalisateur, scénariste, journaliste et écrivain, Pierre Dumayet, mort, jeudi 17 novembre, à l’âge de 88 ans, s’est frotté à tous les genres cathodiques et littéraires.
Né en 1923, Pierre Dumayet a 24 ans quand, licence de lettres en poche, il entre à la Radio-Diffusion, l’ancêtre de Radio France, où il collabore au service livres de Jean Lescure. Deux ans plus tard, en 1949, il collabore aux premiers journaux télévisés de la France d’après-guerre. Le 27 mars de la même année, il lance « Lectures pour tous », la première émission littéraire, et se fait ainsi connaître du public, du moins de ceux qui possèdent alors un poste, et dont le nombre, en 1953, ne sera encore que de 60 000.
Chaque mercredi soir, après la « Piste aux étoiles » – cravate, costume trois pièces et petites lunettes –, Pierre Dumayet reçoit Colette, Marguerite Duras, Raymond Queneau, François Mauriac… Une télévision et des conversations respectueuses de la parole et des silences de ses invités. « C’est que les téléspectateurs n’étaient pas considérés comme des clients. Ils étaient, plutôt, des lecteurs d’un genre nouveau. Des lecteurs de visages », commente-t-il dans son Autobiographie d’un lecteur (Pauvert), publiée en 2000. À la fin des années 1950, après avoir créé avec Claude Barma « Agence Nostradamus », le premier feuilleton télé, ce défricheur devient une figure populaire et l’une des personnalités les plus marquantes du petit écran.
Sur les postes de l’époque, toujours en noir et blanc, on ne peut voir qu’une seule chaîne et à peine cinquante heures de programmes par semaine. Parmi elles, « Cinq colonnes à la une », dont le premier numéro est diffusé le 9 janvier 1959. Un choc : produite par Pierre Lazareff, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet – les « 3 P » – et réalisée par Igor Barrère, l’émission popularise le grand reportage télévisé. Le public peut enfin observer et sentir le monde vibrer devant ses yeux. La guerre d’Algérie, le Vietnam, mais aussi Édith Piaf ou Johnny Hallyday s’invitent dans les foyers grâce à cette émission hors normes qui captive jusqu’à 80 % de l’audience.
Les couleurs du journalisme
Portant haut les couleurs du journalisme malgré la censure du ministère de l’information et la faiblesse de ses moyens techniques, « Cinq colonnes à la une » est née avec le gaullisme. Elle mourra aussi avec lui. Avant de disparaître de l’antenne en décembre 1968, l’émission se saborde pendant la contestation étudiante. En juin 1968, dans une tribune publiée dans Le Monde, Pierre Dumayet justifie la grève de l’ORTF : « Les coupables sont les membres des gouvernements et de leurs délégués qui inlassablement, depuis bientôt plus de dix ans, ont œuvré pour que la télévision française donne au public une version de l’actualité conforme à leurs besoins politiques. »
Deux ans plus tard, en septembre 1970, les « 3 P » et Igor Barrère se retrouveront pourtant pour faire « Information Première », un nouveau magazine conçu sur le modèle de « Cinq colonnes à la une ».
Touche-à-tout, toujours animé d’une farouche volonté de faire passer l’intelligence des deux côtés du téléviseur, Pierre Dumayet produit alors des émissions aussi bien pour Antenne 2 et FR3 que pour TF1. Il enchaîne les scénarios de fictions (Monsieur Bais en 1978, Malevil en 1981) et les séries culturelles ambitieuses bien que confidentielles. Les titres de ses émissions – « Lire c’est vivre » (1976), « Des millions de livres écrits à la main » (1975), « Lire et écrire » (1990) – soulignent combien la lecture reste pour lui au premier plan. « Le livre est quelque chose qui doit circuler entre l’auteur et l’interviewer, disait-il. Et cette circulation doit être perceptible par les téléspectateurs. Ladite circulation ne concerne pas l’histoire qui se met en avant dans le livre, mais des détails qui nous permettent d’entrer (ou d’en avoir l’impression) dans la personnalité de l’auteur. »
Passionné par Gustave Flaubert, Pierre Dumayet consacrera plus d’une vingtaine d’émissions à l’auteur de Madame Bovary. « Si j’ai longtemps persévéré dans le discours dit culturel, c’est aussi par indignation contre ce qui se fait communément en la matière, déclarait-il au Monde en 1975. Pour démontrer, qu’au-delà des penseurs à la petite semaine dont la médiocrité galonnée inonde notre télévision, pensent un Roland Barthes, un Michel Serres. » Sur RTL puis sur Antenne 2, Pierre Dumayet sait aussi se faire canaille. Il lance au milieu des années 1970 la mode des questions décalées avec « Questions sans visages ». « Vous ne trouvez pas regrettable que les seins et les fesses d’une femme ne se trouvent pas du même côté ? » Du Ardisson avant l’heure. « J’en avais marre des questions sur mesure », dira-t-il.
Dans les années 1990, l’arrivée de la télé privatisée et des animateurs-producteurs l’éloigne peu à peu du petit écran. Face à cette télévision qui ne prend plus le temps d’écouter, Pierre Dumayet devient spectateur. À Bages, dans sa maison de l’Aude, il écrit. La Nonchalance (Verdier, 1990) ; La vie est un village (1992) ; Le Parloir (1995) ; La Maison vide (1996)… Dans son autobiographie, il revient sur ses années de jeunesse et son apprentissage de la lecture. « Je n’avais pas compris que lire servait à apprendre. Je croyais que lire servait à lire exclusivement. Je crois n’avoir pas changé. »
Le Monde, 30 novembre 2011, par Guillaume Fraissard
France Inter, mardi 22 novembre 2011, de 13h30 à 14h, par Jean Lebrun
France Culture, mardi 22 novembre 2011, de 7h56 à 8h
Le coup Dumayet
Disparition. Ce pionnier, mort hier à 88 ans, a nourri la télévision de sa passion pour la littérature, notamment dans « Lecture pour tous ».
Un conquérant du nouveau monde a disparu : Pierre Dumayet, journaliste et écrivain, est mort hier à 88 ans. Producteur et animateur de « Lecture pour tous », d’« En votre âme et conscience », de « Cinq Colonnes à la une », d’« Histoire des gens », de « Lire c’est vivre », d’un nombre incalculable d’émissions littéraires et de téléfilms, il était ce qu’il est convenu d’appeler un pionnier – ou, si l’on préfère, un dinosaure – de l’écran pas encore plat.
Il avait participé au premier JT en 1949. Il fut surtout l’un des ponts les plus sensibles entre la télévision naissante, croissante, et la vie artistique, politique, sociale et internationale. Un grand passeur, en somme, avant que le sens du mot soit dévoyé. Avec quelques autres et comme eux, il a bâti les fondations du palais cathodique armé de sa seule et primitive lanterne : la littérature. C’était le temps où la lumière de l’écran n’écrasait pas les autres. Il a d’ailleurs écrit, sur le tard, une dizaine de livres brefs, d’un humour elliptique, tantôt romans, tantôt essais, où chaque phrase a l’allure et le poids d’une souche. À propos du Parloir (Verdier), en 1995, Libération écrivait : « On ne connaît pas de livre de Pierre Dumayet qui n’invite pas, par un moyen plus ou moins honnête, à lire ou à relire Madame Bovary. » Gustave Flaubert était son écrivain de chevet. Pierre Desgraupes, avec qui il fabriqua ses émissions les plus glorieuses, fut peut-être son La Boétie : « Il a été un “grand côté de ma vie”, écrit-il dans Autobiographie d’un lecteur (Pauvert, 2000). La plupart du temps, nous étions d’accord – sans, pour autant, partager les mêmes goûts, sauf celui que nous avions l’un pour l’autre. »
Fantaisie. Dumayet dévoile le monde à livre ouvert et au plus près. Dans l’après-guerre, c’est d’abord à la radio. Les magazines naviguent entre calembours et grande culture. Dumayet a 25 ans et travaille avec Jean Tardieu, Francis Ponge, Roland Dubillard, François Billetdoux : petits opéras, dictionnaires poétiques, fictions délirantes. « Avec l’homme du son, écrit-il dans Autobiographie d’un lecteur, nous grossissions des bourdonnements de mouche (dix fois, trente fois). » Il faut oublier le costume cravate, les mornes lunettes, la sévère allure d’époque : toute la carrière de Dumayet est frappée du sceau victorieux de l’imagination. Ses dernières émissions littéraires, un demi-siècle plus tard, pourront tenir cinquante-deux minutes sur une phrase.
Dans son bloc-notes télévisé de 1959 à 1964, François Mauriac célèbre souvent son travail. Chaque émission révèle un pan du talent de Dumayet et de ses compères, Pierre Lazareff et Pierre Desgraupes. Un jour, « Lecture pour tous » invite Romain Gary. Mauriac : « Il a si bien parlé de son récit, La Promesse de l’aube, qu’après l’émission j’ai eu hâte de le retrouver sous la montagne des derniers ouvrages reçus, et de l’exhumer. » Quand « Cinq Colonnes à la une » enquête sur l’enlèvement d’Éric Peugeot, 4 ans et demi : « L’imbattable émission des trois Pierre […]. Ah ! Ils en ont des idées à eux trois ! Sous notre nez, un journaliste kidnappe tous les enfants de 4 ans avec qui il lie conversation, sauf deux – il suffit d’une sucette ou même de rien du tout. La preuve est administrée que le petit Éric pouvait fort bien ne pas connaître son ravisseur. »
Les reportages en Algérie, en Iran, en Amérique latine, font découvrir le monde tel qu’il vit, se révolte et se bat. Sa sobriété à l’entretien, son goût de l’implicite, sa fantaisie concrète d’enquêteur, son sens de l’angle en reportage, la certitude qu’on ne va pas au bout d’un livre, du monde ou du coin de la rue pour enfoncer des portes ouvertes, il les a résumés : « Comme vous l’avez deviné, il y a des livres importants dont je ne dis rien. Si je n’en dis rien, ce n’est pas par fantaisie ou par contestation. Si je n’en dis rien, c’est que leur monumentalité m’en dispense. Quelqu’un qui revient d’Égypte n’est pas obligé de parler des pyramides. » Il connaît aussi l’art de questionner : « Une vraie question est une question que le questionné reconnaît comme question : il la comprend, estime qu’en effet elle le concerne. Les fausses questions […] sont des phrases auxquelles on ajoute un point d’interrogation. » Comme modèle, il raconte la visite du jeune Gide à Verlaine malade, sur son lit d’hôpital. Gide lui montre le sonnet Voyelles, de Rimbaud. Verlaine : « Moi qui ai connu Rimbaud je sais qu’il se foutait pas mal si A était rouge ou vert. Il le voyait comme ça, c’est tout. » Dumayet conclut : « La question de Gide était bonne. »
Sacraliser. « Lecture pour tous » et « Cinq Colonnes à la une » s’arrêtent après certains événements dont il écrit : « Je garde un bon souvenir de Mai 68. Presque tout le monde avait le même âge. Presque tout le monde avait raison. Finalement, tout le monde a eu tort. Les arbitres nous ont sanctionnés : nous étions hors-jeu. » Plus tard, sous Mitterrand, il reviendra. Mais le monde et la télé ont changé. Si la liberté politique est là, le commerce et l’audimat en réduisent les effets. Dumayet aura des niches, où survivre en bricolant des bijoux d’artisan. Il n’est plus au cœur de la machine.
Aujourd’hui, ses émissions en noir et blanc demeurent l’exemple de ce que fut aussi la télévision quand elle n’était pas encore cette machine molle et autonome qu’on appelle la télé : un lieu où les questionneurs ont une familiarité profonde avec le monde qu’ils rendent populaire. Quand Dumayet interroge un écrivain comme Céline, Duras ou Gary, on ne voit pas seulement vivre un personnage et une langue. C’est la littérature qui est là, dans un décor sobre, pour trente minutes, face à des questions précises et discrètes. La littérature n’est pas encore diluée dans le commerce littéraire et la sociologie de la lecture. Mais il ne faut pas sacraliser le personnage. Dès 1962, Mauriac lui reproche d’être indifférent à la culture d’avant. « Cette génération a été bien nommée la nouvelle vague : écume sans mémoire et déjà recouverte. » Le ver était peut-être, par nature, dans le fruit télévisé. Pierre Dumayet l’a domestiqué, puis il a disparu.
Libération, 18 novembre 2011, par Philippe Lançon
Pour Pierre Dumayet, lire c’était vivre
Pierre Dumayet est mort ce jeudi 17 novembre, à 88 ans. Les amateurs de littérature chériront longtemps le souvenir de « Lecture pour tous », où il interviewa aussi bien Camus que Céline, et Mauriac que Vian. Il avait publié une merveilleuse autobiographie en 2000.
Dans ces souvenirs désordonnés, l’homme de « Lecture pour tous » racontait ses aventures littéraires et télévisuelles à travers les ouvrages qui l’ont marqué. Merveilleux et contagieux.
Du plus loin qu’on se souvienne, Pierre Dumayet a toujours été attaché à sa pipe. Elle le prolonge, l’inspire et l’habille. Il en tire de savantes volutes et d’inquiétants chuintements. On ne l’imagine pas interroger un écrivain ni ouvrir un livre sans tirer sur sa bouffarde. Dumayet est le Commissaire Maigret de la littérature.
Ses formidables interviews de « Lecture pour tous », mal éclairées, en noir et blanc, ressemblaient à des gardes à vue : que l’on s’appelât Camus, Pagnol, Vian ou Mauriac (lequel apparentait d’ailleurs Dumayet au Diable), il était impossible d’esquiver ses questions, toujours brèves, incisives. Et, en bon inspecteur de « Cinq Colonnes » et de « Lire, c’est vivre », il n’aimait rien tant que d’aller, en duffle-coat, enquêter sur le terrain. Précédé de son brûle-gueule, il dénichait dans une ferme de Chalon-sur-Saône une lectrice de Madame Bovary, recueillait, dans un café de Belleville, des avis sur L’Assommoir, lisait, au Musée Calvet d’Avignon, la dernière lettre de Flaubert à Louise Colet ou retrouvait, en Israël, une amie d’Anne Frank.
Mais c’est quand il tient un ouvrage entre les mains que Pierre Dumayet mène ses investigations avec le plus d’acharnement. Ce relecteur infatigable du Sermon sur la mort, de Bossuet, et deL’Espace du dedans, de Michaux, n’a pas son pareil pour se saisir d’une page, la souligner, la retourner, la malmener, l’interroger, la comparer avec d’autres. Et comme il ne s’en contente pas, il repart sans cesse à la charge.
Car l’homme ne s’avoue jamais vaincu. L’histoire, l’action, il s’en fout. Ce qui l’intrigue et le passionne, c’est le mystère du style, le secret de la ponctuation, « la peau du texte ». Il lui est même arrivé de faire, en 1976, une émission de 52 minutes sur une seule phrase du Talmud et de réaliser, en 1992, un documentaire de 20 minutes pour tenter de comprendre pourquoi Proust avait écrit « catleya » avec un t ! On voit par là que, tels les fourneaux de ses pipes, les livres qu’il débourre, qu’il ramone, qu’il mâchouille, sont toujours culottés : à la fin, le dépôt formé est celui de l’intelligence au travail. Un bonheur.
Pierre Dumayet écrit comme il lit. De biais. À reculons. Par foucades. Avec entêtement. Et la pipe au bec. On lui doit déjà une dizaine de soties et de fables dans lesquelles, en fidèle de Queneau et de Perec, il pratiquait l’art du coq-à-l’âne, du cadavre exquis et de la digression aléatoire. Appliquée à sa vie de lecteur – aurait-il d’ailleurs vécu, s’il n’avait pas lu ? –, cette méthode donne aujourd’hui la plus réjouissante, la plus excitante des autobiographies. Car sa mémoire est pleine de livres. Sans eux, peut-être Dumayet serait-il devenu amnésique.
Pauvre Blaise, de la comtesse de Ségur, lui évoque aussitôt l’éclairage au gaz mais aussi son aumônier du lycée Buffon, qui condamnait Epicure. Les catalogues de jouets de son enfance le mènent directement aux Trois Mousquetaires. Valentine, de George Sand, et tout Giono lui rappellent ses collections de pierres et les parties de pêche à la ligne qu’il faisait avec son père. La Métamorphose, lue juste après la guerre en même temps que les premiers témoignages sur les camps, lui fait dire, avec le recul : « Je crois que nous nous sommes servis de Kafka pour avoir moins peur. » Un rude hiver, un roman de Queneau qui se déroule en 14-18, a renforcé sa croyance que « tous les textes peuvent se lire comme si nous étions leurs contemporains ». Les Devises, de Paradin, réveillent les débuts de « Lecture pour tous ». Le Dernier des justes, de Schwarz-Bart, l’a réconcilié avec la foi. Et Les Récits hassidiques de Martin Buber lui ont fait rencontrer celui qui, à la télévision, allait devenir son complice, l’écrivain Robert Bober.
Qu’on ne pense pas pour autant que sa bibliothèque soit un lieu de repos. Il s’obstine au contraire à poser des questions sans réponses, à tenter de résoudre des énigmes insolubles. Pourquoi y a-t-il tant de mouches à viande dans Madame Bovary et aucune chez la comtesse de Ségur ? Pourquoi, dans La Chartreuse de Parme, Fabrice se fait-il plusieurs fois voler son cheval ? Pourquoi la flèche de Godefroy de Bouillon transperce-t-elle trois oiseaux en plein vol ? Pourquoi Van Gogh tenait-il autant à Tartarin sur les Alpes ? J’en oublie.
Le commissaire Dumayet ponctue ses enquêtes de « Bien », « Bon », « Bref », « Voyons », « Cessons », avec cette perspicacité bonhomme qui l’a rendu légendaire sur le petit écran et qui le rend si attachant sur le papier. Il est en effet l’ultime rescapé d’une époque où, écrit-il si joliment, « les téléspectateurs n’étaient pas considérés comme des clients. Ils étaient, plutôt, des lecteurs d’un genre nouveau. Des lecteurs de visages ».
Dumayet, qui a toujours conçu ses émissions comme des livres, a écrit son autobiographie en empruntant à la fois à « Cinq Colonnes » et à « Lire, c’est vivre ». On y trouve une étude comparée des Nourritures terrestres et de La Nausée, des rencontres avec Giacometti ou Alechinsky, des portraits de Desgraupes et de Lazareff, une omniprésence de Flaubert, des souvenirs du « Journal parlé » et de Cognacq-Jay, un éloge de la relecture, une critique du catéchisme, une interview imaginaire de Flaubert à Croisset, mais très peu d’aveux. Car l’homme est un pudique que seuls les livres inclinent, au crépuscule, à sortir de sa réserve naturelle.
Un vieux garçon du Limousin qu’on venait voir de partout parce qu’il rendait heureux disait de lui-même qu’il était « benjovant ». Je ne connaissais pas ce mot. Je l’ai appris ici. Il va à merveille à Pierre Dumayet, le plus « benjovant » des écrivains-lecteurs.
Bibliobs, 18 novembre 2011, par Jérôme Garcin
« La vie est un village »
Tout près de nous, plus près en tout cas que de Paris où il vécut une immense carrière de journaliste et d’homme de télévision, Pierre Dumayet avait épousé l’Aude. Avec Françoise, son épouse artiste peintre, ils avaient acquis une maison à Bages, dominant l’étang éponyme qu’il contemplait toujours avec bonheur pendant les longs mois de printemps et d’été où il s’installait « à la campagne », comme il disait. « La mer qui est loin derrière la mer que je vois ne doit pas être belle à voir. Si j’étais un bateau, je pourrais décrire la tempête, mais je suis assis à ma table et je n’ai peur de rien… » Ainsi décrivait-il ce qu’il voyait de sa fenêtre, à Bages où il goûtait à la sérénité des paysages et où, à ses heures, il était lecteur de L’Indépendant qu’il épluchait avec une tendresse particulière pour les chroniques des villages dont il restituait la saveur lors de lectures partagées. Pierre Dumayet avait tissé des liens forts avec la région. À Perpignan, il comptait quelques amis fidèles parmi lesquels la galeriste Thérèse Roussel qui avait consacré dernièrement une exposition aux travaux de son épouse Françoise. Dans l’Aude, il était devenu un proche du Centre Joë-Bousquet pour lequel il donna de son temps en se révélant un soutien sûr dans l’organisation de bon nombre d’expositions et de rencontres consacrées à la littérature et aux arts plastiques. Enfin, il était le compagnon de route du Banquet du Livre de Lagrasse et des éditions Verdier où il a publié pas moins de cinq romans. Car Pierre Dumayet, qui avait tant fréquenté les auteurs et les livres, était aussi un authentique écrivain, pas un écrivain « à temps perdu » mais l’homme d’une langue lumineuse par son élégance et pétillante d’intelligence. Une langue accueillante et radieuse. Pierre Dumayet était un écrivain du soleil, de la sieste railleuse et de l’apéritif rieur : sa vie à Bages était un village, pour paraphraser le titre d’un de ses livres, et sa disparition laisse ses amis audois et catalans dans la peine, eux qui le voyaient comme un roc indestructible.
L’Indépendant, 18 novembre 2011, par Serge Bonnery
Mort de Pierre Dumayet, lettré de la télé
Télérama.fr, 17 novembre 2011, par Jean Belot
Pierre Dumayet, le dernier pionnier de la télévision
Le journaliste s’est éteint, jeudi, à l’âge de 88 ans. Passionné de littérature et d’information, il restera l’homme de « Cinq Colonnes à la une » et de « Lecture pour tous ».
Heureusement pour la télévision, et peut-être dommage pour les malades, Pierre Dumayet a renoncé à sa première idée de carrière : devenir pharmacien. Sans doute une lubie d’adolescent contractée après avoir lu Madame Bovary. Car le jeune Pierre, d’abord sur les bancs du lycée Buffon à Paris puis à la fac de lettres, dévorait Flaubert – son auteur favori auquel, par la suite, il consacra 26 émissions télévisées –, Queneau, Perec, Proust, Colette, et érigeait la lecture au rang suprême. En fin de compte, passer de la pommade, très peu pour lui.
Une belle opportunité s’offre au licencié ès lettres en 1947. Alors âgé de 24 ans, il est engagé à la radio dans le service littéraire de Jean Lescure. De quoi assouvir sa passion. Il travaille avec un certain Pierre Desgraupes. Le courant passe entre les deux hommes, exigeants et avides de culture. En 1949, Dumayet se lance un nouveau défi : entrer au journal télévisé de l’ORTF encore balbutiante. Le virus est attrapé. Il décide, avec son ami Pierre Desgraupes, d’allier ses deux passions : la littérature et la transmission de savoir – « lire est le seul moyen de vivre plusieurs fois », disait-il joliment. Les deux hommes lancent le magazine « Lecture pour tous », ancêtre d’« Apostrophes ».
Désormais Pierre Dumayet a trouvé sa voix, il consacrera sa carrière à la littérature. Ses idées d’émissions pour lui rendre hommage ne manquent pas : « Le temps de lire », « Lire et écrire », « Lire c’est vivre » où des Français de tous âges et conditions sociales – un retraité des postes d’un petit village de Provence, une institutrice, un ouvrier – étaient invités à donner leur sentiment sur un bouquin. Désormais la figure de ce fumeur de pipe invétéré, au sourire bonhomme et aux yeux qui pétillent, devient indissociable de la culture à la télévision. Et elle le restera longtemps puisqu’en 2002 et 2003 il signait encore une collection de portraits documentaires pour Arte.
La bande des « 3 P »
Lire lui donna également envie d’écrire ses propres histoires et scénarios. N’est-ce pas lui qui, en 1950, inventa le premier feuilleton télé, Agence Nostradamus ? On lui doit l’adaptation et les dialogues du bouleversant film d’André Cayatte, Mourir d’aimer en 1972 et ceux de L’Argent des autres de Christian de Challonges en 1978. Quant à ses romans, une dizaine, ils rendaient hommage à ses modèles, cultivant l’absurde à la Queneau dans des livres comme Monsieur a-t-il bien tout dit aujourd’hui ?, Brossard et moi ou La Nonchalanche. En 2000, il publiait Autobiographie d’un lecteur dans lequel il faisait plonger le lecteur dans ses rencontres, ses souvenirs d’homme de télévision et de lecteur acharné.
Retracer la carrière de Pierre Dumayet sans évoquer son autre grande passion, l’information, serait un grave oubli. Avec son copain Desgraupes, un troisième Pierre, Lazareff, et le réalisateur Igor Barrère, ils produisent en 1954 ce qui deviendra LA référence qui inspirent encore les journalistes aujourd’hui, « Cinq colonnes à la Une ». Un magazine mensuel constitué d’une quinzaine de reportages, impertinent, n’hésitant pas à braver la censure, rythmé et documenté. Le jour de sa diffusion, les bistrots et les cinémas s’arrachent les cheveux. Les Français les boudent au profit de l’émission qui atteint jusqu’à 83 % d’audience.
Les « 3 P » comme ils se surnommaient, sabordent leur magazine en plein mai 1968 pour protester contre les mesures gouvernementales prises lors des événements. On vous l’avait bien dit, demander à Dumayet de passer la pommade était une mauvaise idée. D’autant qu’il détestait le pouvoir et les hommes de pouvoir. « Cinq colonnes à la Une » renaît quelques mois plus tard avant de disparaître définitivement des écrans de l’ORTF.
Entre la télévision de Dumayet et celle d’aujourd’hui, pas beaucoup de points communs. Pourtant, le journaliste n’a jamais sombré dans la nostalgie. Le côté « de mon temps c’était tellement mieux », très peu pour lui. Il se contentait de dire : « faire de la télé, pour moi, c’était de l’artisanat ». Pas sa tasse de thé, la « télé-réalité » (« Le dispositif est trop fort, il écrase des gens qui ne demandent d’ailleurs pas tant à être connus qu’à gagner ») ni la télé-provoc.
Rigueur et malice
Pourtant, il avouait lui-même avoir parfois poussé le bouchon un peu loin dans le n’importe quoi. Parmi les questions qu’ils avaient posées à un invité dans son émission Questions sans visage sur Antenne 2 : « Est-ce que vous ne trouvez pas regrettable que les seins et les fesses d’une femme ne se trouvent pas du même côté ? ». Bon, en cinquante ans de télé, on lui trouve des circonstances atténuantes. Et puis, la rigueur et l’intelligence n’ont jamais empêché la provocation, la malice, l’humour et les pieds de nez. Pierre Dumayet s’en est allé rejoindre les deux autres Pierre qui n’attendaient que lui pour reformer la bande des « 3 P ».
Le Figaro, 17 novembre 2011, par Isabelle Nataf
Pierre Dumayet, accordeur de silences
Le journaliste et écrivain Pierre Dumayet est mort aujourd’hui à Paris. Hommage.
Pour certains, la pipe. Pour d’autres, le regard intensément bleu derrière les lunettes. Pour tous, la lecture. Si quelqu’un ne sait pas ce que lire veut dire, il n’a qu’à revoir l’une des émissions de Pierre Dumayet. Lequel, né à Houdan le 24 février 1923, a commencé très tôt ce qu’il nommait sa « seconde vie », « indépendante de notre vie quotidienne et de notre âge », où « tous les personnages sont égaux, parce que nous pouvons, également, faire appel à eux quand bon nous semble ». Il dit cela dans son Autobiographie d’un lecteur avec ce ton amusé, ironique sur lui-même et la vie telle qu’elle va. Amusé, parce que mieux vaut la vivre ainsi, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus. Et partir. Ce qui est arrivé dans la nuit du 16 au 17 novembre 2011, à Paris, rue de l’Université.
Un jour pas si lointain, il racontait qu’un jeune journaliste lui avait demandé ce qu’il regardait, lui, Pierre Dumayet, l’homme de Cinq colonnes à la une, lorsqu’il était enfant à la télévision. Le jeune journaliste avait oublié – ou jamais su – que Pierre Dumayet était déjà journaliste à la RTF (dès 1946), déjà avec Pierre Desgraupes, quand la télévision est née… Cette non-concordance des temps l’amusait. Dumayet n’était pas homme à geindre.
Lire, c’est vivre
Il a fait l’histoire de la télévision et, peu à peu, a dessiné un chemin singulier au service de la culture (qui d’autre pouvait réaliser une série intitulée « Pourquoi ça vous emmerde, la culture ? ») Sur cette route, la littérature occupe une place de choix : Lectures pour tous, Lire, c’est vivre, Lire et écrire, etc. Un documentaire magnifique Relectures pour tous de son complice Robert Bober raconte les plus belles heures de ce compagnonnage audiovisuel avec les écrivains. Alors qu’il a été réalisé en 2007, aucune chaîne ne l’a diffusé. À titre posthume, laquelle d’entre elles se réveillera ?
Son amour immodéré de la lecture, de Proust, Flaubert, Balzac, mais aussi de Marguerite Duras, Peter Handke et tant d’autres, Dumayet a passé sa vie à le partager avec qui voulait bien, avançant d’une émission à l’autre au gré d’une seule maxime : « Je ne peux pas imaginer que ce qui m’intéresse vraiment n’intéresse personne d’autre que moi. » Encore fallait-il avoir ce don du partage, il l’avait tant, mais sans déroger à ce qui constituait sa curiosité propre, infatigable, et tellement personnelle. Qu’il s’agisse des Joueurs de cartes de Cézanne ou Des goûts et des dégoûts,petit livre accompagné de dessins de son ami Pierre Alechinsky.
Silence
Le temps de la question, chez lui, était toujours accompagné de celui du silence. Qu’il ne redoutait pas, au contraire. Dans son dernier beau roman, le romancier Mia Couto nomme son jeune personnage « l’accordeur de silences », c’est le titre qu’il a donné à son livre (aux éditions Métailié). Il va si bien à Pierre Dumayet. Dans les silences de Madame Bovary qu’il disait pouvoir lire les yeux fermés, Dumayet a traqué tout ce que son si cher Flaubert avait laissé de mystère. Le chercheur impénitent avait quelque chose de l’enquêteur. Jusqu’à l’été dernier, l’étude de L’Éducation sentimentale avait succédé à celle de Bovary. Chaque semaine, il travaillait avec son ami Pierre-Marc de Biasi sur le texte et les brouillons de Flaubert, le spécialiste (auteur de Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vivre, prix de la biographie du Point) enregistrait leurs conversations. Ce qui donnera un livre à son image. Pas sage, insolite, d’une intelligence aux mille subtilités.
En toute chose, Dumayet savait trouver le cocasse. Il faut lire ses livres, à lui. Car il était aussi un écrivain. Il était heureux aux éditions Verdier qui ont publié la plupart de ses minces petits livres, tragi-comiques, comme la vie, que ce père de deux fils, Antoine, et le trop tôt disparu Nicolas, aimait. L’été, qui durait longtemps, se passait avec son épouse Françoise, peintre, lui lisant et écrivant, elle peignant perchée dans son atelier, au bord d’un étang. C’est là que Pierre Dumayet sera inhumé la semaine prochaine. La suivante, le Centre national des lettres lui rendra hommage. La maison n’est pas vide, elle est pleine d’amis et de livres, avec leurs personnages auxquels « nous pouvons, également, faire appel […] quand bon nous semble ».
Lire Pierre Dumayet
La maison vide (Verdier). Extrait : « Les arbres sont des hêtres. La lumière est vive. L’allée est entretenue. Une jeune femme marche doucement, regarde ses pieds fouler les feuilles. C’est Nicole. Un pigeon s’envole. Elle ôte ses souliers, regarde en l’air du côté du pigeon. S’arrête : son pied droit lui fait mal. Elle l’aura posé sur un soldat de plomb. Non : c’est un capitaine, cassé, sans socle. Les épaulettes – ou les éperons – l’auront piquée. Nicole remet ses souliers, et demande s’il existe des sentiments en miniature. »
La nonchalance (Verdier). Extrait : « C’est vrai qu’il nous faut tous les matins décider de sa vie, se dit Gustave. D’où sa lenteur. »
Brossard et moi (Verdier). Extrait : « Ce qui me touche chez Brossard, c’est sa façon de se moucher. On dirait qu’il s’exorcise. Sa toux, au contraire, est fluette. » « La plupart des gens, lorsqu’ils vous disent asseyez-vous se croient obligés de vous tenir compagnie. C’est transformer la courtoisie en politesse, et souvent, gâcher le plaisir de s’asseoir, qui est une action intime, assez secrète. La courtoisie consisterait à laisser l’invité s’asseoir tranquillement, à partir sur la pointe des pieds, quitte à revenir une ou deux minutes plus tard, pour prendre de ses nouvelles. »
Le Point.fr, 17 novembre 2011, par Valérie Marin La Meslée