L’Humanité, 11 avril 1997, par Marc Trillard
La lumière des étoiles mortes
Un jour, Julio Llamazares s’est penché sur un album de photos et lorsqu’il s’est relevé, il avait écrit ces « scènes de cinéma muet ». Muet, oui, mais admirablement légendé d’une écriture qui s’installe dès la première image dans la tête du lecteur pour y jouer son entêtante, son hypnotisante petite musique des mots, jusqu’à ce que s’inscrivent, sur le drap de l’écran, les lettres « fin ». Avant qu’il ne devienne ce qu’il est aujourd’hui – un écrivain un journaliste à la flatteuse réputation –, Llamazares était ce petit garçon du village d’Olleros, une moyenâgeuse bourgade perdue au fin fond de l’austère région du León. Les années d’enfance sont les années d’initiation, de révélation du monde, et le jeune Julio est dévoré par l’envie de savoir et de comprendre : l’amour, la mort la mine (c’est le charbon qui fait vivre Olleros), la dictature (Franco est encore en pleine bourre), le progrès (un beau matin, le premier poste de télévision arrive au village). Et aussi, déjà, la fuite du temps : « Cette nuit-là pour la première fois, j’ai senti le temps s’enfuir et l’impuissance et l’angoisse de ne pouvoir l’arrêter. Depuis lors, ce sentiment est souvent réapparu, chaque fois, par exemple, que j’écoute une chanson de ces années-là […] mais jamais avec la même force que le jour où j’ai découvert que le temps s’accélérait d’autant plus qu’on voulait le retenir. » Cette réflexion sur la précarité de l’existence humaine est récurrente dans les chapitres-scènes du livre. Mais à cela rien d’étonnant : lorsqu’il rédige ces pages, l’écrivain est assez vieux pour que cette méditation, superbement conduite, soit devenue obsession.
La qualité du regard que Llamazares porte sur son village natal et sur ses gens confère toute sa saveur à l’ouvrage. Outre la justesse de l’observation et la poésie des images, il est empreint d’une humanité qui donne à chaque mot le poids de la nécessité. Cependant, même si la plupart des épisodes qui composent ces Scènes évoquent un événement tragique – un accident, une mort, un départ –, ce regard ne se départit jamais d’une sorte de placide fatalisme.
À l’évidence, le temps a joué son rôle de cautère, et lorsque l’auteur évoque dans « Poumons de pierre », par exemple, la mortelle affection de Luis, le voisin d’en i haut, ce souvenir ne se ternit d’aucune amertume ni douleur seulement pourrait-on y lire de la compassion, 1’humanité du cœur qui précède celle du regard. Ainsi la chronique villageoise s’avère prétexte à une subtile analyse du mécanisme de la mémoire, processus que l’auteur ne se prive pas de mettre en rapport, aussi souvent qu’il en trouve l’occasion, avec celui de la photographie (les fameuses Scènes) : « C’est ce qui se passe avec cette vieille photo. Je sens que je devrais reconnaître mes compagnons, pas seulement mes amis, Balboa ou Ibarra, mais tous ; j’ai beau m’y efforcer, je ne me rappelle rien de certains […]. Mais ça ne fait rien. Même si je ne les reconnais pas […] tant que la photo existera, ils continueront à vivre. Car les photographies sont comme les étoiles : elles continuent à briller pendant des années alors qu’il y a des siècles qu’elles sont mortes. » Et il en va de même pour la petite musique des mots de Llamazares, qui continue de nous accompagner longtemps après que l’on a refermé le livre.