Le Monde de l’éducation, avril 2002, par Antoine Spire
« Les gens de ma sorte ont parcouru en une vie l’équivalent de quinze siècles »
Homme de terroir, écrivain du temps qui passe, Pierre Bergounioux sait conter l’espoir et les ruptures dont ont été porteurs la modernité technologique et le changement des mentalités. Écrite sous le signe du changement, son œuvre est le reflet de sa propre trajectoire qui le vit passer du monde paysan de son enfance à celui de la littérature.
Comme Faulkner avec le sud des États-Unis, vous rapatriez sur votre table le désert et les forêts de la région de Brive-la-Gaillarde. Le rythme y est alangui par des siècles de paysannerie qui n’a pas pris la mesure de la modernité. Vous constatez que le crétinisme rural a sévi dans cette zone plissée qui sépare l’Auvergne de l’Aquitaine.
Force est de prendre ce que le sort nous assigne. Il a fallu partir pour sentir de quel poids la vieilIe société agraire avait pesé sur nos corps, accablé nos cervelles. Enfant, j’étais mû, comme tous les enfants, par ce que Montaigne appelle « le naturel désir de connaître ». J’ai demandé en vain aux livres qu’on trouvait sur place de m’éclairer un peu. Ceux qui auraient pu le faire manquaient. La région, le groupe auxquels j’appartiens étaient privés des richesses matérielles et de ces biens qu’on dit de l’esprit, qui vont de pair. Aussi longtemps qu’un certain type d’activité matérielle, l’économie rurale de subsistance, par exemple, s’appesantit sur une contrée, elle interdit à ses habitants de se porter en conscience à la hauteur de leur existence, de briser le carcan de leur particularité. L’oiseau de Minerve, disait Hegel, s’envole au crépuscule. Lorsque le jour décline, qu’une époque s’achève, alors nous commençons à deviner ce qui s’est passé. Il arrive parfois que la littérature fleurisse dans la marge. Celle de Faulkner est à la fois archaïque et futuriste. Ses petits cultivateurs de coton ont un œil fixé sur les cours de Wall Street pour savoir à quel moment vendre leur récolte. Ma région natale est sans relève. Elle appartient irrémédiablement au passé. Elle est sortie de l’histoire, à supposer qu’elle y fût jamais entrée. Je transcris un souvenir.
Dans les années 1960, celles de votre formation, les habitants ont rencontré la modernité. Vous figurez cela avec cette expérience de la vitesse vécue dans une Citroën en 1965.
La vitesse a bouleversé l’histoire en l’espace d’une génération. C’est ce que Marc Bloch a entrevu juste avant de mourir. J’ai fait, à mon échelle microscopique, cette expérience au mois d’octobre 1965. Un copain, qui était apprenti garagiste, avait retapé une traction avant Citroën, la célèbre « 15 ». Il est venu me chercher, un samedi, à la bibliothèque municipale. Il venait d’accéder à la puissance fabuleuse de 77CV exactement, qui restait alors l’apanage des hommes mûrs. Lorsque j’étais enfant, on ne voyait que des quadras – et des quinquagénaires – au volant des voitures. Puis le pays s’est redressé. Les usines se sont remises à tourner à plein. Des gars de 18 ans ont commencé à parcourir les routes tortueuses, bombées, bordées de hêtres et de platanes homicides, du département. La tyrannie de la distance a été vaincue. Longtemps on s’était déplacé à pied, au pas très lent des bœufs, à l’allure capricieuse des chevaux. Du jour au lendemain, le moteur à explosion, une invention française qui remonte à 1862, a fait son entrée dans les mondes immobiles. La contrepartie, c’est qu’à l’instant où il y aurait eu enfin moyen d’affronter à armes égales les troncs rugueux, la terre pesante, les longs chemins, ils ont été frappés de déshérence. Des terres qu’il avait fallu maintenir en culture pendant des millénaires pour subvenir aux besoins de la population ont perdu d’un coup leur utilité économique. La Beauce, la Brie ont suffi à nourrir la totalité du pays. Les versants acides, humides du Massif Central sont tombés en désuétude. On a pris la route de l’exil.
La fascination qu’exercent sur vous des générations qui ont vécu sur ces terres inhospitalières est compréhensible. Mais tout en respectant, en entretenant la mémoire passée, est-ce que vous n’éprouvez pas en même temps la nostalgie de ce moment d’ouverture exceptionnelle qui était celui de votre jeunesse ?
Qui ne regrette ce moment vertigineux, au milieu des années 1960, où tout a paru possible dans tous les domaines, intellectuel, moral, politique ? Les gens de ma sorte ont été coupés en deux par le devenir. Je suis, par mon enfance, par mon ascendance, d’un canton verdoyant, sylvestre, lacustre de la Terre. Le temps d’après m’a fait citadin, studieux, et casanier. Structurellement, je suis voué à la nostalgie, ce mal du retour. Je sais bien que le changement était inéluctable. Mais il y a un privilège de l’origine. Je porte le deuil des amitiés brisées, du pays perdu, des oiseaux et des sources.
Dans B-17G, vous êtes saisi par l’image de ce Boeing B-17 qui se désagrège. L’événement a pris fin quand il semblait commencer. Comme si l’image condensait les prodiges du siècle, irruption extrêmement violente de l’actualité dans le vieux monde dont vous participiez.
L’histoire du XXe siècle, de la Grande Guerre à la désintégration de l’URSS, en 1991, est marquée par une violence monstrueuse. Cette image d’avion en flammes, je l’avais vue à la télévision en 1965, lors d’une rétrospective de la seconde guerre mondiale. Elle condensait, dans sa soudaineté dévastatrice, la puissance inouïe, rationnelle dans son principe, démentielle dans ses applications, de la modernité. Tout va extrêmement vite. En deux ou trois décennies, l’émouvante cage à poules de Blériot s’est muée en un bolide de métal étincelant, hérissé de mitrailleuses lourdes, qui sillonne à six ou sept cents kilomètres/heure l’antique séjour des dieux. Ceux qui parcoururent les hauts firmaments avec, entre les mains, l’équivalent du feu de Zeus, avaient 18 ou 20 ans. Ils avaient traversé l’Atlantique pour arrêter la vieille Europe dévorée par ses démons, déchirée par un conflit suicidaire. Lorsqu’on m’a demandé quelle image, entre toutes, m’avait frappé, j’ai réfléchi une demi-seconde et je me suis dit que c’était celle de cette forteresse volante en voie de désintégration, à 25000 pieds d’altitude, au-dessus de l’Allemagne, dans le courant de 1944.
Quand on évoque les écrivains qui sont attachés à la nature, on pense à ceux qui ont chanté la terre. À Barrès par exemple. Pourtant, votre vision de la nature n’a rien à voir avec la vision réactionnaire de la terre de Barrès.
Il y a matière à confusion dès qu’on évoque la terre. Barrès est un phraseur réactionnaire et chauvin, un esthète brillantiné, un cabot. Je suis un crétin rural fortement ancré à gauche. Je ne regarde ni ma patrie ni ma personne comme revêtues d’une plus particulière qualité. Au contraire, je sens, je sais de quelle défaveur elles sont frappées. Rabelais, dès la Renaissance, moque le pauvre escholier limozin, qui singe tous les langages et n’en possède aucun. Au siècle suivant, Molière amuse énormément la Cour avec les ridicules de son Monsieur de Pourceaugnac. Les tranchantes, les violentes catégories du matérialisme historique, que j’ai reçues de condisciples creusois, au lycée de Limoges, je les ai appliquées à cette chose que j’étais, parmi toutes les autres. Elles m’ont prémuni contre l’esprit régionaliste, les vanités locales qui nourrissent le mépris, l’incompréhension d’autrui et de soi. Les mauvaises terres offraient de menues compensations, de légers antidotes au vide, à l’ennui dont on était rongé. C’était le contact galvanique des quatre éléments, la gloire intacte des trois règnes. Ils dispensaient des joies muettes, océaniques, alimentaient la curiosité. Ainsi certains insectes sont-ils extraordinairement beaux, brillants comme des pierreries, façonnés par un invisible orfèvre au fond des bois. Certains poissons semblent des lingots d’argent. J’ai pris, vivantes, des bêtes de toutes sortes, capturé un vipéreau brique moucheté de noir, des oiseaux multicolores, rêvé interminablement sur l’eau captieuse. Jusqu’à une époque récente, des morceaux de la Gaule chevelue restaient pris dans la France républicaine et jacobine. Ils livraient aux enfants quelques dédommagements à l’absence des biens centraux que sont les monuments célèbres, les grandes bibliothèques et les musées, les établissements d’enseignement supérieur, la puissante rumeur des capitales, la vibration du présent. De tout cela, nous n’avons rien soupçonné aussi longtemps que nous sommes restés enfouis dans les vallons ombreux de la périphérie.
Il me semble que votre rapport à la nature s’oppose au rapport à la terre d’un certain nombre d’écrivains régionalistes par votre goût de la technique et du bricolage. Votre idée par exemple, lorsque vous étiez jeune, de posséder une roue de locomotive; ou l’acier que vous traitez comme sculpteur.
On était d’autant plus enclin à s’y intéresser qu’on percevait la médiocrité des forces productives de la société rurale. J’ai vu travailler les bœufs sous le joug, employer des outils qui dataient de l’âge du fer, la houe, la cognée, la grande scie passe-partout, le « pique-pré », une espèce de grande hache mérovingienne qui sert à saigner les pâtures pour éviter qu’elles ne s’engorgent. J’ai mesuré la puissance dérisoire de l’homme, qui est de l’ordre d’un douzième de cheval-vapeur. Le moindre moteur de voiture en donne 75 ou 80. Il s’est produit, en peu d’années, un saut quantitatif et qualitatif équivalant à l’intrusion fracassante des formations de Boeing B-17 au cœur de l’Allemagne nazie. Je crois avoir intégré l’humilité un peu désespérée des manants des vieux âges devant la terre ingrate, les hautes futaies, la terrible nature. L’apparition prométhéenne des machines, des moteurs m’a fasciné. J’ai souhaité posséder quelque symbole de cette révolution mécanique, un emblème de la délivrance. L’occasion s’est présentée un jour. J’avais pour ami le fils du chef de gare de Brive. Ce dernier m’a proposé gracieusement une roue motrice de locomotive à vapeur, qu’on ferraillait au chalumeau. Elle était à moi, si je voulais, si je pouvais. Je comptais l’accrocher au mur de ma chambrette, m’absorber dans sa contemplation pure et désintéressée. Je n’ai pas pu. Elle pesait deux tonnes. Elle me manque toujours.
Vous êtes ainsi sur tous les fronts : dans le monde paysan d’avant-hier avec la nature, dans le monde ouvrier d’hier avec la nature transformée, l’outil et la fascination pour la mécanique, et dans le monde d’aujourd’hui avec le brillant intellectuel que vous êtes devenu en passant par l’École normale supérieure.
Les gens de ma sorte ont parcouru en l’espace d’une vie l’équivalent de quinze siècles. On est parti, à peu près, du « manse » féodal. On a atteint, à marche forcée, la fin de l’Ancien Régime, deviné plus qu’on ne les a vus le triomphe du capitalisme et de l’industrie lourde, pris pied dans le XXe siècle, découvert, effarés, les formes de conscience universelle dont les capitales européennes avaient été le berceau. La possibilité précaire, redoutable, nous a été donnée de sauter en marche dans le train de l’histoire, de brûler les étapes échelonnées sur la grand-route qui mène des sociétés précapitalistes à la post-modernité. Ça demandait une attention inquiète, un travail éprouvant. Nous venions de loin. Il m’en reste je ne sais quoi de hagard qu’on voit à ceux qui débarquent à l’aube en pays inconnu, clignant des yeux, après une longue et rude traversée.
Devenu professeur, vous avez choisi comme mission d’initier les enfants à la compréhension du monde, à la compréhension de ces trois strates du monde. Comment est-ce que vous percevez la difficile initiation au français que vous proposez à vos élèves ?
Enseigner est une tâche exaltante. Tout enfant possède au suprême degré l’intelligence à l’état pur, virginal. La chose la plus belle que je sache, c’est l’intelligence des enfants. Lorsqu’on sait l’atteindre, où qu’elle se trouve, c’est comme si on allumait une lampe. Parfois, bien sûr, le courant passe moins bien. Il est 4 heures de l’après-midi. Six, sept collègues m’ont précédé. La tension, l’attention baissent. Mais il est aussi des moments de grâce. Par exemple, l’hiver, quand la nuit profonde et glacée du matin obstrue le carreau et qu’on apporte le feu, la lumière aux élèves que la République nous confie. Des choses très délicates, la connaissance réfléchie de la langue, les arcanes de la haute littérature sont accessibles à des esprits de quinze ans. Les voir s’avancer dans ces domaines est une expérience émouvante. Qu’elle soit malaisée découle de la division de la société en classes. Les biens de l’esprit sont aussi mal répartis que la richesse matérielle. Le tour de force qu’exécutent jour après jour les enseignants, mes collègues, consiste à tenir ensemble ce qui, hors des murs de l’école, s’exclut, se combat. D’un côté, ceux qui possèdent l’aisance et la sécurité, une familiarité de toujours avec la culture scolaire, de l’autre, ceux qui en sont dépourvus. Ces populations, généralement, n’habitent pas les mêmes quartiers, les mêmes rues. J’ai désiré donner à des enfants ce que, enfant, j’attendais de mes maîtres et n’en ai pas toujours reçu. Je me sens bien dans une salle des professeurs, non pas seulement parce que tout homme est aveuglément épris de son destin mais parce que je trouve à ces hommes et surtout à ces femmes – elles sont en majorité dans le secondaire – les vertus génériques du service public. L’amour du métier, une certaine rectitude, la capacité de penser à la place de l’autre, la générosité qu’on ne rencontre pas forcément dans tous les univers socio-professionnels.
Les inégalités auxquelles vous êtes confronté vous ont-elles conduit à penser aujourd’hui que les difficultés avaient augmenté, que la tâche était plus complexe qu’hier et qu’en fait, il vous revenait d’essayer de faire quelque chose que le système social aurait dû traiter lui-même et qu’il ne traitait pas ?
Il y a une carence de l’action politique au plus haut niveau. Pierre Bourdieu, dont la disparition m’a mis les larmes aux yeux, appelait « main gauche » de l’État le service public, assistance sociale, enseignement, médecine, police, justice. Il travaille comme il peut à réparer les dégâts du libéralisme triomphant. Les dominés sont condamnés non seulement à échouer mais à intérioriser très profondément leur échec. Un des effets les plus pernicieux de l’école actuelle, c’est qu’elle est formellement ouverte à tous jusqu’à l’âge de 16 ans ; des gosses incapables de tirer le moindre parti de l’enseignement en vigueur passent des années au voisinage immédiat de ceux qui, à l’opposé, avaient toutes les chances de réussir. Ils se persuadent chaque jour un peu plus de leur indignité. Il n’y aura même pas besoin d’user, plus tard, de violence physique pour les maintenir dans l’état de subordination et d’exploitation auxquels ils sont promis. J’ai entendu ce mot affreux dans la bouche de gamines et de gamins de quatorze ans : « On est nuls. » Ils entérinaient leur destin objectif. L’école n’est pas libératrice. Elle contribue, de façon décisive, à légitimer l’inégalité. Tout cela a été magistralement établi dès 1964, dans Les Héritiers.
Dans le regard des enfants, est-ce que l’écrivain Pierre Bergounioux se mélange parfois avec le professeur, et perçoivent-ils qu’ils ont en face d’eux l’écrivain à côté de l’enseignant qui les initie à la grande littérature ?
Michel Eyquem disait, à peu près, qu’il y avait Montaigne et le maire de Bordeaux. Il y a le professeur qui exerce quinze heures par semaine et le type qui devance l’aurore pour noircir, en secret, du papier. En classe, je suis le maire de Bordeaux ; dans mon petit réduit, Montaigne. Il ne saurait planer de confusion. Les élèves savent qu’il m’arrive, dans les intervalles, d’écrire des livres. Je ne veux pas le savoir. À quinze ans, et quelque intelligents qu’ils puissent être, ils ne sauraient se représenter le monstre qu’on descend affronter dans les souterrains, les spectres féroces, les goules auxquelles on dispute des clartés qu’ils s’ingénient à nous refuser. Le métier d’enseignant a une teneur précise, des buts, un rythme, des contraintes tant externes qu’internes. Ce que je fais dans ma classe ressemble à ce qui se passe de l’autre côté de la cloison, dans la salle voisine. Alors que l’invention de la littérature est essentiellement indéterminée, angoissante et singulière, aventurée. D’un côté, donc, ce que je confie d’une main tremblante, très peu sûre, au papier ; de l’autre, ce que je débite publiquement, d’une voix officielle et péremptoire. La schizophrénie n’est jamais que l’effet induit des contradictions qui traversent le monde.
Cette schizophrénie qui partage votre existence en deux n’est-elle pas préoccupante dans la mesure où elle ne vous permet pas de témoigner devant les jeunes d’une littérature qui s’écrit au présent ? Vous renoncez par observation stricte et rigoureuse des instructions ministérielles à le transmettre dans ce qu’il a de plus actuel.
Les directives ministérielles sont une chose, euphémique et pateline, autre chose la société de classes dans laquelle s’insère l’école. Nous sommes porteurs d’un message à prétention universaliste. Il est beau de s’adresser à un groupe de 25 ou 30 élèves sans faire la moindre distinction d’origine sociale, de sexe, de confession, de couleur de peau, sans considération de rien. Cet idéalisme déclaré, ce volontarisme abstrait confèrent son éminente dignité à notre magistère. Ils font aussi sa terrible difficulté. Nous bravons à chaque instant la réalité du monde social, les distinctions, les orgueils, les mépris, les rancunes, les haines croisées, les racismes, l’inégalité concrète. Tel est l’obstacle que nous rencontrons à chaque pas, et qui complique la besogne, et la vie, des enseignants. La disparité originelle des enfants diffracte, par contrecoup, le principe unitaire, égalitaire de la communication pédagogique. Pour les plus abondamment pourvus, c’est la totalité de ce que nous professons qui est assimilée, qui parachève la richesse dont ils étaient dépositaires avant même de passer la porte de l’école. Mais nous mesurons l’extrême difficulté qu’il y a pour les enfants des milieux démunis, dominés, à entrer dans la sphère merveilleuse de la culture savante, purgée de toute attente de profit matériel, presque d’intérêt temporel. Là est la clé des difficultés que rencontre l’éducation nationale. Comment maintenir vivant l’héritage merveilleux que, citoyens de la République française, nous tenons d’une histoire éclatante, d’une littérature où tout homme a pu reconnaître une part de son humanité, un Persan, un Huron, un escholier limozin, que je connais bien, et jusqu’aux cannibales chers à Michel de Montaigne, dont nous parlions.
Dans quelle mesure les instructions du ministère de l’Éducation nationale contribuent-elles à aggraver cette situation ?
En ce qu’elles laissent à entendre qu’elles suffiraient à la régler, en ce qu’elles voudraient persuader les intéressés, les enseignants, la population, que des mesures techniques, des « projets » pédagogiques, des ordinateurs, l’aménagement des horaires et le poids des cartables pourraient résoudre la crise organique d’un système éducatif qui porte dans sa chair, et son esprit, le sceau de l’inégalité.
Certains ministres n’ont-ils pas appelé les enseignants à prendre en compte cette inégalité ? Je pense à un homme comme Jean Zay, en poste au moment du Front populaire, et à d’autres manifestations de pouvoir qui n’ont pas cru que la pédagogie allait tout changer ?
Jean Zay était un homme admirable. Ses actes, sous le Front populaire (Le Monde de l’éducation, n° 301, NDLRI), ses initiatives en matière d’enseignement technique, en particulier, ont contribué à alléger la misère des plus misérables, à offrir un certain nombre de chances à ceux qui n’en avaient aucune. La milice pétainiste ne s’y est pas trompée, qui l’a assassiné sauvagement. Une série de bouleversements ont marqué la période de l’après-guerre. L’Université s’est ouverte, sous la pression de la demande économique, à des couches qu’elle avait longtemps tenues à l’écart, en respect. Mais je n’ai pas vu qu’aucune réforme ait seulement effleuré le cœur du problème. Nulle décision politique, assortie des mesures économiques appropriées, n’a permis aux masses profondes d’accéder à la culture savante, qui est un rapport de proximité avec des contenus de pensée élaborés, marqués au coin de la justesse, de l’authenticité, de l’universalité. Qu’il soit coûteux, malaisé à créer n’est pas une excuse. La chose excellente, dit Spinoza, est toujours difficile. Des lois Ferry à 1950, le niveau d’instruction générale est resté primaire. J’ai connu, enfant, des illettrés, des femmes, surtout. Cela fait quarante ans que nous sommes en paix. Nous pouvons concentrer des ressources considérables sur l’éducation et la culture. Nous aurions pu brûler les étapes, passer sans transition de la « secondarisation » à la « supérieurisation » de la population. Il y aurait fallu une volonté de fer, révolutionnaire, qui jamais, que je sache, n’anima les gouvernants. Nous vivrions parmi des sujets cartésiens, des âmes rousseauistes, des cœurs cornéliens. Ce qui aurait pu être sommeille dans les limbes, non par suite de je ne sais quelle insuffisance inhérente à l’école, qui fait ce qu’elle peut et plus encore, mais de la faiblesse intéressée d’une politique hantée par le souci de préserver l’ordre établi. Comment ne pas songer aux tribuns de l’an II qui changèrent la vie en offrant à tous la liberté formelle et, à beaucoup, la possibilité de s’instruire, de s’extraire des puits de l’ignorance où ils étaient ensevelis? En attendant, nous avons TF1, Disneyland et les lofteurs.