Livres hebdo, 9 novembre 2001, par Alexandre Fillon
Mince Bergounioux
Soudain Pierre Bergounioux publie simultanément trois courts livres très ciselés, deux chez Verdier, un chez Flohic.
Au téléphone, lorsqu’on l’appelle pour prendre rendez-vous, la voix de Pierre Bergounioux laisse entendre que ce prosateur parle aussi bien qu’il écrit. Comment faire pour se retrouver dans la cohue d’un grand café parisien, à quelques rues d’une librairie où il doit rencontrer ses lecteurs et dédicacer ses ouvrages ? L’homme se définit de la manière suivante : « Grand, sec, blanchissant, un peu chenu. » On ne pourra pas le rater avec son « cartable de prof tout noir ». Effectivement, il est là, ponctuel, le fameux cartable à ses pieds. À l’intérieur, une belle sculpture qu’il compte offrir à son ami François Bon. Bergounioux n’a pas menti : il mesure six pieds, pèse soixante kilos tout mouillé, arbore des cheveux argentés.
Ce Gémeaux né de l’union d’un père préparateur en pharmacie et d’une mère « grande comme mon verre de Perrier » voit le jour le 25 mai 1949 à Brive-la-Gaillarde – « c’est en Corrèze », précise-t-il avec humour. Il porte le prénom de son grand-père, appartient « à la première moitié du siècle, cela a son importance, au vieil âge, au temps d’avant les cent, parce qu’il n’a rien d’autre à faire, ce « crétin rural » lit beaucoup, dévore Faulkner, Kafka, Proust, Beckett, Shakespeare, Cervantès et Homère qui le marquent à jamais au fer rouge.
Parce qu’il veut se « rendre maître d’une idée, accéder au savoir », le jeune Bergounioux fait à dix-sept ans l’effort de s’exiler, de quitter l’étouffoir de la province profonde en montant un matin dans un express. Après son baccalauréat, il file donc à Limoges pour une classe préparatoire, à Bordeaux pour une khâgne, chemin logique menant vers l’École normale de Saint-Cloud (où il y étudiera en même temps que Jean-Noël Blanc et Olivier Rolin). Un problème à la gorge l’empêche de faire son service militaire. Aujourd’hui pourtant, il allume plusieurs gauloises à bout filtre.
Professeur dans l’âme. En 1974, il commence à enseigner le français dans des lycées à Massy et à Bures-sur-Yvette. À trente-deux ans, il se met à écrire. « Avant trente ans, le monde s’apparente à une sorte de pandémonium », dit-il d’un phrasé concis et onctueux. Sorti en janvier 1984, son premier livre, Catherine, fut rédigé en douze jours. Ne connaissant que la couverture blanche des éditions Gallimard, Bergounioux l’avait envoyé rue Sébastien- Bottin. Pascal Quignard lui avait rapidement retourné un contrat, en demandant simplement d’ôter deux adjectifs qu’il jugeait superfétatoires. S’il lui arrive « de donner du papier » à d’autres éditeurs (surtout à des « petites officines où brûle le feu sacré » tels Verdier, Flohic ou Fata Morgana), Bergounioux est resté fidèle à Gallimard où il a livré plus d’une douzaine de titres (d’une rare densité) dépassant rarement les deux cents pages. Depuis le départ de Quignard vers le Seuil, Bergounioux a le poète Jacques Réda pour interlocuteur. « C’est un bon garçon, il le porte sur sa figure », plaisante-t-il.
En marge de son travail d’écrivain, Pierre Bergounioux enseigne à des classes de troisièmes. Il oublie souvent les directives ministérielles, essaie de leur éviter Racine ou la littérature moyenâgeuse, tant il a conscience d’avoir « entre les mains le salut des âmes », qu’on peut espérer « jeter une lumière merveilleuse dans la nuit du dedans ». Professeur dans l’âme, il s’applique au mieux « à décrasser la cervelle des gamins » qu’on lui confie pendant les quinze heures qu’il doit chaque semaine à la République. Cette dernière, « qui sait parfois se montrer bonne fille », vient de lui accorder une année sabbatique dont il va profiter pour voyager un peu. À quarante-cinq ans, il pense avoir fait le tour des classiques depuis qu’il a réussi à lire tout Saint-Simon. Il se souvient des heures passées à découvrir Les Larrons de Faulkner, l’impression de se sentir tel « un lapin qu’on attrape par les oreilles ». Chez ses contemporains, il apprécie « le remâchement, l’exténuation d’une voix » qu’on trouve chez Claude Simon, ainsi que les livres de François Bon ou Pierre Michon.
Pierre Bergounioux habite toujours à Gif-sur-Yvette, « la Pologne de Jarry », où il mène la « vie d’un blaireau dans son terrier ». L’auteur de La mort de Brune (Gallimard, 1996) s’astreint à une discipline de fer tant l’écriture demande des forces intactes. Chaque matin, il se lève au plus tard à cinq heures, se rase avec soin, s’habille et paraît devant un « Chevalier noir au visage dissimulé par un heaume » auquel il livre bataille en « arrachant des petits morceaux à la paroi ». Incapable de s’habituer à un ordinateur, il écrit à la main, corrigeant continuellement. À un moment donné, impossible pourtant d’aller plus loin. Ne cite-t-il pas le mot d’Hemingway : « Demain, je suis capable de tout » ? Bergounioux parle de ce dont il vérifie les contours, l’obscurité, la cruauté ou la beauté : « À quoi bon dire quelque chose du monde si on ne sait pas en quoi il consiste ? » Il sait que ses livres ne sont pas destinés à devenir des best-sellers, répond à toutes les lettres de ses lecteurs, va au plus grand nombre de signatures possible, bien qu’il n’aime pas se montrer, car la littérature est d’abord une occupation solitaire. « Infoutu de fournir un effort prolongé », Bergounioux – qui écrit court et vite – travaille en ce moment « tout tremblant » à un livre sur Faulkner afin de se rapprocher du « vieux Bill ». L’homme reste constant dans ses admirations.
Collectionneur. Bergounioux sculpte « en amateur » depuis sa jeunesse. Dans son atelier, il soude ce qu’il a trouvé dans des casses, produisant jusqu’à cent cinquante œuvres par mois. Entre le 1er et le 14 juillet, de huit heures et demi à la tombée du soir, il extrait du placard sa canne anglaise en bambou refondu (fabriquée chez Thomas Hardy, Londres) et file pêcher la truite à la mouche. On lira à ce sujet les belles pages de La Ligne (Verdier, 1997), histoire de vérifier qu’il a bien « l’eau dans le sang », qu’un « poisson vu est un poisson pris ». Lorsque l’on apprend qu’il s’offrit une canne à pêche avec son premier salaire, on n’a plus guère de doute, bien qu’il avoue ne pas manger sa récolte. Ce collectionneur a attrapé tous les insectes qui traînent en France, les a éthérisés, mis sous verre, rangés par familles. Dix ans de solfège l’ont dégoûté à jamais de la musique, manger un bout de pain lui suffit, le vin lui monte rapidement à la tête, dormir lui paraît être du temps perdu bien qu’il appartienne à « un temps d’immobilité ». Trois minces livres arrivent ces jours-ci en librairie. Le splendide B-17 G chez les Flohic éditeurs, Un peu de bleu dans le paysage et Simples, magistraux et autres antidotes (un superbe retour au pays natal, à l’enfance) chez Verdier. Bergounioux, lui, s’en va. Son combat contre le Chevalier noir va bientôt reprendre.