La Quinzaine littéraire, 16 octobre 2001, par Bertrand Leclair
La narration pulvérisée
Pierre Bergounioux est de ces écrivains dont on a envie à chaque nouveau livre de dire qu’ils parviennent à maturité, tant ils gagnent en précision, en rigueur, dans un geste obstiné, presque obsessionnel, qui ne perd rien de la nécessité qui les a contraints à prendre une voie singulière, comme en témoignent à nouveau les deux livres qui paraissent simultanément chez Verdier. Arpentant « les ultimes enclaves de l’idiotie rurale » en interrogeant toujours et encore la région de Brive, ces deux livres s’inscrivent sans surprise dans la manière de Bergounioux. Écrivain de la stupéfaction – stupéfaction d’être là, matière parmi la matière et pourtant tout autre chose, mais quoi ? –, Bergounioux travaille le matériau autobiographique en le décapant de son grain narcissique pour atteindre la zone enfouie des archaïsmes. Si sa langue peut parfois paraître corsetée, elle atteint une précision impressionnante dans sa quête obstinée d’une capacité à établir une relation, une liaison entre la vie souterraine qui le poussait, adolescent, à collecter la vie du dehors et rapporter à la maison pierres, poissons, insectes ou même serpents (ce qui donne lieu à une redoutable scène d’effroi maternel dans Simples, magistraux et autres antidotes), et le comportement induit par le monde social environnant. Interrogeant l’insu d’un enfant qui éprouve, en passant devant la graineterie, un « émoi bienheureux » dont il ignore tout sauf l’indéniable vérité intime, tandis qu’au contraire les bâtiments élevés à la va-vite dans des matériaux vulgaires le précipitent dans l’inquiétude (« les ressources réduites qui avaient obligé à faire vite, sans égard qu’à la plus stricte nécessité, la couleur passée, datée qui en teintait la masse, faisaient à quiconque séjournait là une vie étriquée, bistre, anachronique »), Bergounioux cherche jusque dans la pierre ce qui fait qu’on est ce qu’on est, au point de creuser encore et encore, ou de déplier, les sensations anciennes éprouvées dans « l’endroit où j’ai fait les expériences cardinales (qui) s’apparentait à un creux d’un kilomètre, à peu près, de diamètre, qu’un pouce renversé, comme au cirque de Rome, aurait imprimé dans le grès ocre vers le permo-carbonifère ». Simples, magistraux et autres antidotes retrace ainsi le parcours erratique d’un adolescent animiste s’employant, autant qu’à communier par la pierre et la faune la plus abjecte à l’esprit du lieu, à en dominer les maléfices. C’est que, certes, l’individu est le fruit de l’Histoire, mais il y aussi « une pathologie des petits pays restés en marge du temps (qui) s’accompagne de troubles obscurs, chroniques », ainsi du pays natal de l’auteur, « la zone imprécise, plissée, qui sépare l’Auvergne de l’Aquitaine », zone à laquelle Bergounioux prête de « sombres permanences » et autres bizarreries dont son enfance a été imprégnée. Ces sombres permanences ont disparu lorsque la modernité, à la fin du XX e siècle, a envahi ces régions reculées, mais l’homme qu’il est en garde toutes les traces : « l’empreinte », comme celle d’un pouce, sur sa vie secrète, dans les plis géologiques de la langue qu’il s’efforce depuis de déplier. Ce sont ces traces qu’il quête dans la mémoire des lieux qu’il arpente de ses mots mesurés, sûrs, précis. […]