L’Humanité, 18 mai 2006, par Jean-Claude Lebrun
Le dur métier de vivre
L’œuvre cardinale de Pierre Bergounioux. Un journal de mille pages qui nous plonge plus intimement dans l’histoire de cet auteur en mal de vivre.
Il aura fallu deux mois pour traverser l’épaisseur de ces mille pages. À ce long récit précis des jours et des heures, à ces sombres ruminations, à cette prodigieuse infusion de l’écriture dans la vie, il convenait d’accorder le temps d’une lecture lente. Si ce Carnet de notes apporte des confirmations et délivre quelques clefs, il offre surtout un extraordinaire éclairage sur une peine de vivre qui s’est transmuée en peine d’écrire, pour ajouter du sens à ce temps du passage ici-bas.
Ce fut après une sévère alerte de santé, à la fin des années soixante-dix, quand il envisagea le pire, que Pierre Bergounioux se résolut à tenir un journal. Il s’agissait moins pour lui de banalement laisser trace que de donner une tangibilité à l’éreintant travail d’éclaircissement et de compréhension du monde qui, à l’âge de dix-sept ans, lui était définitivement apparu comme la seule tâche humaine qui vaille. On était alors en 1966, il venait d’entrer en hypokhâgne et découvrait tout ensemble que le monde ne peut se résumer à l’expérience sensible qu’on en reçoit, qu’au-delà des confins du « désert central » originel se produisaient des événements dont il n’avait pas même soupçonné l’existence, mais surtout qu’il lui fallait maintenant s’avancer, hors de « l’insouciance miséricordieuse » des débuts, dans l’interminable hiver de la vie. Le jeu en valait-il d’ailleurs la chandelle ? La question se posa et le Carnet de notes en porte rétrospectivement l’écho répété.
Au commencement de cette lecture on éprouve un formidable vertige, l’impression soudaine d’être happé et chahuté par un torrent, qu’on voyait jusqu’alors déferler depuis un rivage où l’on se tenait fermement campé. D’autant qu’à force d’habitude, on avait cru tout savoir de ce remous. On avait même eu l’outrecuidance de s’imaginer en témoin avancé de cette œuvre. On savait les sources de la Corrèze, le bois de La Bête faramineuse, les maisons, la micheline, la traction avant, le temps suspendu de juillet-août et la montée de l’angoisse de l’hiver. On avait fréquenté le cousin Michel, l’oncle René, le grand-père maternel et le père, croisé Catherine dans le premier roman, en 1984, puis une seconde fois, tout auréolée d’une prometteuse lumière rasante, dans La Bête faramineuse, en 1986. Tout cela, qui depuis un quart de siècle nous accompagne, se trouve d’un coup projeté dans une histoire à la fois plus grande et plus intime. Où consent enfin à se dire cet abattement mêlé de fureur, cet emportement contenu, dont on pressentait la présence.
À sa « table de peine », en région parisienne, à « cent vingt lieues » du monde des origines, voici donc Pierre Bergounioux pendant ces dix années que s’effectua le dur passage à l’écriture. Le moment fondateur, sur le volant d’une voiture avant d’aller pêcher la truite, fut évoqué dans l’un de ses plus beaux livres. Un autre temps de peine s’était désormais ajouté au temps des activités astreignantes de la vie. On retrouve, au fil du Carnet, les premiers textes, frappés tout de suite pour nous d’une définitive évidence, quand ils advinrent au terme d’une interminable gésine. Et l’on découvre tout le reste, qui tient la plus grande part. Le collège, où il faut à chaque rentrée revenir la mort dans l’âme, parce qu’il échoit à chacun de gagner sa pitance. Mais sans tricherie: le professeur normalien fera à fond le travail, corrigera des monceaux de copies, rencontrera parents et collègues, siégera au conseil d’administration, fera grève, à chaque fois qu’il le faudra. Sans davantage d’illusions, car il sait trop bien la fonction de reproduction sociale de l’institution scolaire.
Cela, il l’a appris parmi d’autres choses en lisant une masse hallucinante de livres. Pierre Bergounioux figure en effet une manière d’exception encyclopédique dans le paysage littéraire. On éprouve une admiration mélangée d’effroi devant une telle surhumaine capacité à ingérer la connaissance par tous ses bouts possibles. Comme une course effrénée pour ne pas perdre une miette de présence consciente au monde. De la même façon qu’il se jette à corps perdu dans le façonnage du métal et du bois, dans une continue quête de forme qui participe du même motif. Mais il lui faut à chaque fois s’interrompre pour les besognes domestiques, les travaux de réparation et de construction, l’éducation qu’il faut donner pied à pied aux deux fils, mélange d’impatience excédée et de plaisir du partage. Sans compter ces liens qui le constituent et en même temps l’entravent.
Le 14 juillet 1986, son beau-frère tombe dans une crevasse. Il restera deux interminables années dans le coma, avant de s’éteindre. Chaque semaine, invariablement, Catherine et Pierre Bergounioux iront le visiter à l’hôpital, lui parler, tenter de stimuler la conscience peut-être encore quelque part recroquevillée. À l’automne 1988, c’est son père qui connaît les premières atteintes de la maladie d’Alzheimer. Au téléphone, à Brive auprès de sa mère dans l’appartement familial, il assistera à l’effacement du petit homme aigre qui lui fit une jeunesse difficile. Et dans son Carnet il prendra encore le temps de laisser venir les sentiments de filiation profonde, qu’il n’avait auparavant jamais eu la permission d’exprimer. Dans ces épreuves s’opère le passage de l’écrivant à l’écrivain. L’intime, tel qu’en l’espèce il se dépose, se présente comme de l’universel à l’état pur. La vie se métamorphose alors en son essence, la littérature. C’est aussi ce qui fait la force de ces mille pages et les pose aujourd’hui, sans le moindre doute, en cheville assembleuse de l’œuvre.
De la lecture de ce livre d’exception, on tire un surcroît d’énergie. Car l’homme émacié capable des plus gros travaux de force comme du délicat posé d’une mouche sur un torrent un soir de gobage, capable aussi d’épuisantes déambulations à la recherche de livres, et encore de conduire une délégation de son collège au rectorat, ou de courir au supermarché et d’entretenir une correspondance avec Ernst Jünger, capable de tenir une conversation savante, dans un parler exactement identique à son écriture; et d’expliquer à son fils aîné la structure de base de la proposition en allemand, nous porte à une hauteur rare. Son Carnet de notes est non seulement un grand récit tragique, mais également le témoignage exceptionnel d’une obstinée présence au monde. Malgré la détestation que celui-ci lui inspire, malgré l’impérative aspiration à se mettre à sa table dans le retrait de l’écriture, malgré les coups du sort qui ne cessent de pleuvoir alentour, Pierre Bergounioux ne lâche en effet rien de son désir de tirer au clair « l’affaire » qui le requiert depuis sa dix-septième année: que peut-on bien faire pour rendre un peu habitable l’« immense nuit » autour de nous ?
Le bonheur des commencements s’est irrésistiblement éloigné. Un monde ancien a basculé. Une époque nouvelle et terrible a surgi. La littérature de Pierre Bergounioux a émergé de cette triple poussée.