La Quinzaine littéraire, 15 avril 2006, par Tiphaine Samoyault
Le plus intime
Le plus intime n’est peut-être pas, comme on le croit souvent, le secret, le caché ou ce qui, pour des raisons de convenances ou de discrétion, reste en soi et pour soi. Le plus intime, c’est peut-être cette surface de la vie commune et sans relief qu’il faut creuser pour comprendre qui nous sommes et ce qu’elle est.
Ouvrir le Carnet de notes de Pierre Bergounioux, c’est affronter le plus banal dans le jour, tout ce qui fait le poids de l’existence quotidienne, la répétition, les petits accidents, les petites joies, le lendemain, l’identique. Même les grands accidents, la mort des proches, interrompent le cours sans rien lui substituer. Le livre ne prend son sens qu’à être lu intégralement, au jour le jour monotone, parce que progressivement cette vie exposée pénètre dans la nôtre, la double en quelque sorte, d’un temps qui est passé et du temps où elle passe, dans la lecture. On vit à la fois le temps qu’on avait lorsque Bergounioux écrivait ces lignes, et le temps où l’on est lorsqu’on les lit maintenant ; la clarté de notre propre vie s’estompe à mesure que grandit la sienne et quelque chose a lieu qui se produit avec très peu de livres, l’impression d’être cherché au plus intime, là où le cœur se serre parce que soudain on sait. On sait que ce qui est important ne tient qu’à un fil, que nous ne retrouverons pas ce que nous avons perdu, qu’il n’y a pas de promesse. On sait qu’on va mourir et que pendant ce temps, au lieu du désespoir et de la nostalgie, gagner un peu de conscience sera la seule consolation.
L’empathie est totale parce que jusque dans les activités que nous ne pratiquerons peut-être jamais – chasser le papillon ou pêcher à la mouche –, nous éprouvons que ce qui compte, c’est de savoir plus et mieux ce qui nous fait humains. Avec l’écriture de soi que pratique Pierre Bergounioux, le nous est actif dans le je. C’est ainsi que le plus commun fonde effectivement la communauté de celui qui parle avec son lecteur, avec tous ses lecteurs et même avec ceux qui ne le liront pas. La vie normale, ce n’est pas l’événement, mais ce qui disparaît en passant, comme sur une ardoise magique. « Ce cahier parce que je sens que s’effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. » Ce qui n’intéresse personne est ce qui intéresse le plus parce qu’en parler, c’est redonner des souvenirs à chacun. L’expérience est celle de beaucoup, sinon de tous : expérience du déracinement, de la rupture avec une terre, une classe sociale, une enfance. [Avec son frère] : « Nous nous séparons place de l’Odéon après avoir parlé encore un peu, mais avec angoisse, dans cette espèce de distraction qui nous vient d’être au cœur de Paris, loin de la petite patrie, de nos enfances, de nous-mêmes. » Expérience donnée par les livres et par la volonté de savoir. Expérience de céder à l’existence, de s’engager en elle et pour elle (le lycée, la militance politique, l’amitié, la vie de famille). Expérience de la lourde matérialité du quotidien (les courses, les pannes de voiture, les trajets, les maladies des enfants). Et surtout expérience du temps qui fuit et dans lequel il semble que tout ce qu’on voudrait être ne se délivre pas.
Pourtant Pierre Bergounioux est loin d’être tout un chacun. Il a publié plus de quarante livres où il dit dans une langue à couper au couteau le sens de ces expériences-là, de toutes ses déchirures, qu’il fait nôtres en les disant. La force de son œuvre tient ainsi au fait que tout ce qu’il raconte prend en charge tout un chacun (ce dont rend miraculeusement compte Pierre Michon en évoquant le soldat Smith de B-17 G : le nom propre le plus commun, qui est aussi le forgeron, qui est aussi l’avatar d’Ishmaël). Dans ces années que ce Carnet de notes consigne, on le voit devenir écrivain, publier ses premiers textes, être reconnu pour ses livres. Mais tout cela se fait sans couper dans la « vie normale » et se dit dans une égalité de ton qu’habite seule une densité un peu accrue des choses [le 30.6.1983, après que son premier texte a été accepté chez Gallimard] « C’est en passant la porte que la réalité de ce que j’ai fait seul, sans bruit, dans mon coin, prend corps et j’en suis légèrement effrayé. Je fais la connaissance de Pascal Quignard, très affable et courtois. Il faudrait trouver un autre titre. Je chercherai. Retour dans la presse de six heures du soir, avec cette sensation tenace de réalité que je n’avais pas éprouvée, jusqu’ici. »
Le journal intime de Pierre Bergounioux donne accès à ce que signifie exactement la vie privée. Non pas la vie secrète ou ce qui n’appartient qu’à soi, mais la vie privée de quelque chose. C’est cette privation vécue au plus près et qu’il s’efforce de comprendre, la privation d’être que représente le fait d’être né pour la mort, qui donne à cet écrit si absolument personnel son absolue généralité. On termine la lecture fortement commotionnée, obligée à quitter des êtres qu’on avait appris à connaître et qu’on s’était mis à aimer, suspendue au bord du temps, privée à notre tour.