Lire, avril 2006, par Baptiste Liger

Pierre Bergounioux « L’entomologiste des mots »

Le monde de Pierre Bergounioux recèle des trésors : collections d’armes, de papillons, de masques africains… Il décore sa maison avec des objets hétéroclites, qu’il a parfois fabriqués lui-même, avec la même précision et le même soin qu’il met à ciseler chaque phrase de ses livres.

Un pavillon sur les hauteurs de Gif-sur-Yvette, petite bourgade située au sud-ouest de Paris. « Yvette, c’est une rivière, qui s’est asséchée avec les armées. Et c’est également un prénom qui vient de “Eve” », précise le propriétaire des lieux, Pierre Bergounioux. Professeur de français dans un collège (« il me reste encore trois ans avant la retraite »), il est également l’une des plus belles plumes de la littérature française, l’une des langues les plus virtuoses qu’on ait lues en France depuis Proust. Même si l’univers de l’homme de Gif-sur-Yvette n’a rien à voir avec les marquises et les soirées mondaines, la parenté avec l’auteur d’À la recherche du temps perdu semble évidente, pour quiconque a déjà lu quelques ouvrages de Bergounioux – C’était nous, Miette, Le matin des origines… –, hantés par la mémoire, la mélancolie et les descriptions les plus minutieuses des lieux, personnes ou événements. Une précision d’entomologiste, serait-on tenté de dire, en voyant les nombreuses planches de papillons ou de coléoptères présentes dans le bureau. « À l’époque où la photographie n’existait pas, ce qui définissait précisément une espèce résidait dans le choix de l’adjectif. Il fallait trouver une nuance entre deux qualificatifs pour distinguer un insecte d’une autre sous-espèce. Je salue ceux qui ont eu le bon goût de choisir les adjectifs. » Cette passion, il ne la tient pas du Humbert de Nabokov dans Lolita, mais de l’enfance : « Je me souviens du jour où elle a cristallisé. J’avais cinq ou six ans lorsque je suis tombé nez à nez avec une cétoine dorée. Je la tenais vivante, entre mes mains, et deux impressions se sont collées pour former un sentiment d’émerveillement en moi. D’un côté, seule une puissance bénéfique, prodigieuse, adorable, pouvait faire don au pauvre mouflet que j’étais d’une pareille merveille. De l’autre, il fallait absolument que je la tue sur l’instant, pour conserver sa beauté pour toujours. »

D’autres traces animales sont réunies. Quelques poissons sont conservés dans une vitrine, et de petits crocodiles – « ce sont des vrais, je vous assure » – sont accrochés sur les murs. On remarque de nombreuses pierres, parfaitement polies. « La géologie m’intéresse, là aussi, depuis l’enfance, car je viens d’une anomalie géologique qui est la région de Brive, où tout semble bistre, comme sur les vieilles photographies. » Une pierre parfaitement régulière et symétrique est posée sur le bureau en bois vernis, où siègent une lampe cuivrée et un livre de Steinbeck scrupuleusement annoté. Autour de cette table, un grand vide, entouré par des bibliothèques rangées avec une précision quasi maniaque. Il n’est guère étonnant de trouver autant de livres, si l’on en croit son Carnet de notes, journal tenu de 1980 à 1990. Pierre Bergournioux trouve ainsi le temps de lire un à plusieurs ouvrages par jour, notamment des journaux d’écrivains. « J’aime cette forme littéraire pour l’emploi que l’on fait de sa vie, dans le détail. J’ai eu besoin de tenir le mien pour me libérer. Écrire une chose, c’est l’objectiver, la mettre hors de soi. Ce qui nous troublait passe soudain de l’autre côté, et nous retrouvons notre liberté, avec un double affranchissement : d’abord l’écriture et, ensuite, la publication. » Son journal préféré ? « Probablement celui de Jünger. Mais l’idée de journal est à relativiser. Lisez les 9000 pages des Mémoires de Saint-Simon ! » Quant à celui de Kafka, « il ne me touche qu’à moitié. Je n’ai pas exactement de l’amour pour cet auteur, mais de la vénération. Il parle moins bien de lui et de son inquiétude dans son Journal que dans L’Amérique ou Le Château ».

En bas et en haut de ces bibliothèques d’abondance où l’on distingue les ouvrages de Jacques Réda, Georges Bataille, Samuel Beckett ou Tom Wolfe fourmillent une multitude de statuettes africaines. « Je les achète grâce à la solde que me consent la République. Nous sommes tous comptables de l’enfant que nous fûmes. Je me souviens d’une dame un peu folle que mon père m’emmenait voir. Chez elle, je me suis retrouvé face à une figure noire, effrayante et très sereine en même temps. J’ai senti immédiatement que je m’éprenais, et c’est ainsi qu’est née ma passion de l’art africain. » De nombreux masques sont accrochés sur les murs de la maison, issus de différentes tribus ou ethnies – Sénoufo, Bakota ou Fang (« ces derniers mangeaient les lépreux dans la forêt car leur chair était plus tendre »).

D’autres œuvres sont exposées dans la pièce, et l’écrivain en est le créateur. Un miroir circulaire surplombant un axe de voiture est posé par terre, au côté d’un tableau constitué de quatre morceaux de boîte automatique, une compression de cartons de cartouches de cigarettes côtoie un corps abstrait né d’une coulure de fonderie. « J’aime la récupération. Certains résidus de l’industrie ne demandent pas mieux que de devenir des œuvres d’art. » Lorsqu’il n’écrit pas (« à la main, pas à l’ordinateur ! »), Pierre Bergounioux aime fabriquer des objets à partir de clous, boulons, marteaux, limes, clés, souches ou résidus de plastique. Les armes les plus variées ne lui sont pas étrangères non plus. Outre deux obus cachés dans un coin et une carabine exposée au-dessus d’une porte, un pistolet allemand de la Première Guerre mondiale est posé sur la table du salon. L’auteur sort soudain d’un carcan quatre flèches de près d’un mètre cinquante. « Mon frère me les a rapportées de Guyane, avec l’arc que vous voyez, juste au-dessus de moi. Elles viennent de la tribu des Palikours. Il y en a une pour les oiseaux, une pour les tapirs, une autre pour l’homme… Selon le danger ou la proie, vous avez tout ce qu’il faut à portée de main. » Pierre Bergounioux regarde par la fenêtre et désigne une grande pierre, juste devant la porte d’entrée : « On dirait un monstre marin, qui sort sa tête hors de l’eau. »