La Montagne, 4 mars 2012, par Daniel Martin
Bergounioux, par-delà le temps
Trente ans entre Paris, la Corrèze, l’écriture et l’enseignement. 3 000 pages en trois volumes, comme une œuvre essentielle, une méditation sur l’être, l’espace et le néant pressenti. Une vie.
Au troisième volume, le Carnet de notes de Pierre Bergounioux s’impose comme un monument. Trois mille pages pour relater au quotidien l’ordinaire d’une vie qui l’est assez peu, celle d’un écrivain, par ailleurs Corrézien de naissance et professeur en banlieue parisienne. Ce qui donne à ce journal sa part de géographie.
Une existence retranscrite dans une prose superbe, telle qu’on a plaisir à la relire, après l’avoir lue, pour s’en étonner encore. Reprendre ses grandes thématiques. Celle, en particulier, de la traversée du temps. Il dit avoir connu « la fin de l’Ancien régime », dans son enfance à Brive, assisté à une première bascule quand le commerce, la communication, la modernité ont bouleversé les pratiques anciennes ; une autre encore, au cours des dix dernières années, placées sous le signe de nouvelles technologies.
Il écrit : « Je reprends au commencement l’explication des deux principes de réalité, interne et externe, auxquels les gens de ma sorte et de mon âge ont été confrontés, avec les doutes, les complications qui s’ensuivaient. Le monde extérieur, dont les premiers échos nous atteignaient, disqualifiait celui que nous habitions, mais nous demeurait inaccessible, ce qui fait que ce que nous avions était sans valeur et que ce qui en avait nous était refusé ».
Maintenant, comme il serait bien vain, bien inutile de vouloir rendre compte d’une telle œuvre, on peut en redire quelques constantes.
Chaque jour commence par une considération sur le temps qu’il fait. Ce qui l’inscrit, de facto, dans ce passé où l’impression personnelle primait celle du spécialiste et où la météo n’existait pas, ou n’avait pas pris une telle importance.
Autre facteur, le corps. Son corps malade, souffrant, qui occupe de plus en plus de place dans ce volume. Au point de l’enténébrer. Souci qui le rattache à un temps plus ancien encore où la mort était présente. Celui de Montaigne, de Rembrandt.
« Ce fut un privilège, dit-il, de durer cinquante ans comme si on n’avait pas de corps. Simplement un outil obéissant auquel l’esprit confie un certain nombre de tâches. Un jour vient où « la statue de terre », se met à faire des siennes. Elle ne défère plus aux ordres. On a la surprise de se découvrir le siège de sensations inconnues, désagréables, terrifiantes parce qu’il semble qu’elles ouvrent sur le néant ».
Mais dans ces pages se produisent aussi quelques événements plus ordinaires, comme la retraite, qu’il prend en 2006 et cesse, alors, de se rendre chaque jour ouvrable au collège.
« Enseigner est un métier très fatigant, usant. La responsabilité pédagogique ne permet pas de s’abandonner, ni de s’accorder la moindre pause. Le métier a changé d’âme en quelques années. Il faut y voir le reflet d’une métamorphose profonde de la société française, de la profonde démoralisation du corps social par défaut des forces de gauche et de ce qu’elles peuvent générer d’espérance collective ».
Toute une carrière marquée par une rupture riche d’enseignement. « J’ai travaillé dans le même établissement, très paisible, pendant très longtemps. Puis j’ai été dégradé après avoir obtenu une bourse du CNL (Centre national du livre), et j’ai été muté à Massy, en région parisienne, dans un établissement dit sensible. Ce qui m’a beaucoup appris sur l’exercice actuel du métier, sur cette injustice qui fait que ce sont les plus jeunes, les moins expérimentés qui sont envoyés au charbon dans ces lieux où il est impossible d’enseigner dans de bonnes conditions ».
Désormais, il donne des cours à l’École des Beaux-Arts de Paris. « C’est un bonheur que de pouvoir mettre en circulation des choses qui n’étaient que pour moi, des choses inaccessibles à des enfants mais qui le sont à des jeunes gens ».