La Revue littéraire, octobre 2010, par Vincent Wackenheim
Pas une fête de quartier à Paris qui n’échappe à sa démonstration, via les clubs locaux, d’arts martiaux – on y voit de très dignes Français de souche quitter un instant les signes de leur profession (plombier, assureur, voire même professeure des écoles) pour vivre de l’intérieur l’aventure japonaise et en adopter, outre l’accoutrement, la gestuelle et les cris. Quand on ne fit que passer (pris par de très triviales occupations dont on aurait presque honte), c’est rien de dire qu’on est un peu surpris, joue-t-on aussi aux boules dans les rues de Kyoto, et pratique-t-on les exercices spirituels d’Ignace de Loyola sous les cerisiers en fleurs, je veux dire avec ce même respectueux enthousiasme ? Il y aurait là quelque chose qui nous échappe, honteux on poursuit sa route, rapport aux triviales occupations, il faudrait qu’on y regarde de plus près, c’est ce qu’a fait Vincent Eggericx.
Il est allé jouer aux boules (pour Ignace je ne sais pas), là-bas, à Kyoto, il est allé faire le naïf (ou le barbare, le long-nez) chez les Japonais, sacrifiant pour de vrai à l’attirance pour ce pays qui faisait qu’on avait tous lu avec ferveur, il y a quelques années, La Mort volontaire au Japon de Maurice Pinguet, sans en trouver d’applications immédiates dans le monde de la trivialité. Et il a mis d’emblée la barre assez haut : « J’étais arrivé au Japon comme un homme mort et je devais trouver une nouvelle manière de respirer aussi bien que d’écrire. »
Pour ciseler l’entrisme, il choisira de pratiquer l’art consommé du kyudô, le tir à l’arc, dans un dojo qui comme chacun sait est d’une autre eau qu’un club de tir au pistolet en banlieue parisienne. Pour le lecteur, peu au fait de la langue japonaise, on donne un (bref) glossaire, et comme ce livre fait juste 128 pages, nous voilà baignant dans le « Que sais-je ? » du tir à l’arc, respect, mais pas seulement. Le tout serait-il de décocher vraiment sa flèche ? Voire, et le plaisir sera justement dans les digressions, j’avance, je recule, je tombe aussi, comme si ce texte ne savait pas quelle pente suivre, et c’est bien là ce qui fait son charme – et c’est peu de dire que le narrateur sait user d’une écriture qui ne souffre d’aucun surpoids.
Il respire et il écrit : Vincent Eggericx en tire un carnet de voyage dans lequel, on le sait bien, à cause de Maurice Pinguet, il sera aussi question de tout autre chose que de mettre au centre, mais aussi aller vers soi, visiter son passé. Un roman, ou un récit, ou quelque chose qui s’apparenterait à de la fiction, petit faussaire que celui-là qui signe d’un nom qui n’est pas le sien, et que penser de ce provocateur contresens, car il s’agit tout de même de tirer la flèche dans la bonne direction. Ce sera comme de voir son appartement, mais vu des fenêtres de l’immeuble d’en face. Parfois on est un peu étonné. Remarquez. les premiers mots des trois premiers chapitres : (I) Kyoto n’existe pas… ; (II) On pourrait croire… ; (III) Nous avons toujours l’impression… voilà qui laisse place au doute, à la rêverie, à l’inquiétude aussi.
Du carnet, la liberté : il y a des confessions dans ce récit, le choc des contraires, des références aux grands de ce monde, Hölderlin en particulier, et aussi Gabriele Veneziano, tout là-haut l’oxygène est rare, il y a aussi que c’est un livre écrit magnifiquement, fait de réminiscences et d’humour, de notations et d’images, de drôlerie et d’obscur, de tristesse quant à notre temps, et d’une gaie lucidité.
Rajoutons vite qu’on rit beaucoup, d’abord dans le dojo, qui est loin de respirer la monotonie, puis lors de la réception que le narrateur organise pour pendre la crémaillère de son merveilleux logis – et aussi des souvenirs d’enfance (faussaire ? il faudrait y regarder de plus près), une partie de chasse qui nourrit le roman familial, une mère dont le petit débardeur mauve et sa bretelle feront sûrement couler beaucoup d’encre, peut-être le moyen de développer au Japon une section nouvelle de psychanalyse, pour ma part j’ai un faible pour le personnage de Yuki, l’épouse japonaise (dansL’Invitation chez les Stirl de Gadenne, l’un des deux chiens s’appelle Douki, mais je crains qu’il n’y ait là aucun rapport, j’use aussi de la digression), qui semble tout aussi étonnée que son Occidental de mari du pays où ils vivent, ce qui serait somme toute une belle définition de la relation amoureuse.
Le tout fait un livre sensible, intelligent et attachant, une histoire racontée en marchant, un hommage au Japon et à Yuki, bref un très réel plaisir de lecture. « J’en dirai plus une autre fois », c’est sur cette formule de conte que se clôt L’Art du contresens – sûr que nous serons nombreux, attentifs, à l’écouter.