Livres hebdo, 4 juin 2010, par Jean-Claude Perrier
Made in Japan
C’est de Kyoto que Vincent Eggericx nous adresse sa dernière autofiction.
« En France, j’avais l’impression de me trouver face à un mur, d’être mort, raconte Vincent Eggericx. Et ce n’était pas un spleen baudelairien, mais quelque chose de plus pesant. » Alors, même s’il avoue « ne pas avoir éprouvé à l’origine une passion pour le Japon » (juste une certaine curiosité pour les arts martiaux, mais sans pratiquer), il a déposé un dossier de bourse pour la villa Kujoyama, l’équivalent nippon de la villa Médicis.
Puis il a passé une audition pour expliquer son projet : écrire un livre consacré au kyudô (« La Voie de l’arc ») et à « tout ce monde mystérieux qui se dissimule derrière le tir à l’arc, presque inconnu des Français ». Le jury convaincu, l’impétrant gagne un séjour de six mois à Kyoto, tous frais payés, plus quelques subsides afin de s’offrir ses sushis quotidiens. Comme notre ami est quelqu’un de sérieux, il a commencé à préparer son voyage fin 2006, à prendre des cours de japonais. C’est là qu’il a rencontré sa femme Midori. Coup de foudre, et c’est elle qui lui a inspiré le personnage de Yuki dans L’Art du contresens. Mais attention, prévient l’auteur, « comme mes précédents livres, c’est une autofiction ».
En janvier 2007, Vincent Eggericx arrive à Kyoto, s’installe à la villa Kujoyama, « un endroit assez étrange, un nid d’aigle moderne en béton d’où l’on domine toute la ville », et se met au boulot. Il lui faudra deux mois pour être admis dans un dojo, une école de kyudô, véritable sésame pour un Japon qui l’enchante. Et pas question, les six mois écoulés, de revenir. Il lui faut terminer son livre, et puis il y a son épouse, venue le rejoindre alors que, originaire du nord du Japon, elle déteste Kyoto et son climat extrême, glacial l’hiver, torride l’été. Les Eggericx emménagent dans une petite maison biscornue et pleine de fantômes, Vincent gagne ses yens en donnant des cours à l’Alliance française et à l’université. Et il pratique le kyudô, bien sûr. Il est actuellement deuxième dan (sur dix), « ceux du débutant », dit-il, modeste.
Naturellement, L’Art du contresens n’est pas un traité sur la Voie de l’arc, même si on y apprend beaucoup sur cette discipline et ses pratiquants. C’est un récit très personnel et très drôle sur la vie d’un gaijin, un barbare, chez les Nippons. Et aussi une occasion pour l’auteur de faire le point avec lui-même, de revenir sur sa vie passée en France et quelques souvenirs de jeunesse. Comme ce fameux jour où, adolescent, il a vu sa mère, une femme énergique avec qui ses rapports étaient extrêmement passionnels, en « petit débardeur mauve ». Chacun ses madeleines. Vincent Eggericx est un oiseau rare. Eggericx n’est d’ailleurs pas son vrai nom mais, « à une lettre près », celui de la fille dont il a été fou amoureux, « platonique », en hypokhâgne. Lorsqu’ils se sont quittés, il lui avait dit qu’il lui prendrait son nom. Parole tenue, même si elle n’en a jamais rien su : « Ma notoriété ne l’a pas encore atteinte ! »
« Nègre très bien payé. » Né en 1971 dans une famille bourgeoise où l’on compte quelques gouverneurs coloniaux proches du maréchal Lyautey, très vite le jeune Vincent, pourtant bon élève, éprouve un puissant désir de rupture. À dix-huit ans, il annonce à ses parents médusés qu’il sera écrivain et rien d’autre, qu’il ne mettra pas leur nom sur la couverture de ses livres, et quitte le doux foyer pour tracer sa route personnelle. De 1989 à 2007, il vivra de petits boulots, suffisants pour lui payer « un papier et un crayon, c’est tout ce dont j’ai besoin ».
Mais chez un écrivain, c’est bien connu, tout fait œuvre. Ainsi, veilleur de nuit dans les années 1990 dans un hôtel borgne de la rue Sainte-Anne, et fasciné par cette expérience, même si elle l’a rendu à l’époque, dit-il, « à moitié fou », Eggericx en fait le sujet de son premier roman, L’Hôtel de la Méduse, paru chez Verticales en 1998. S’ensuit une « période terrible » : il passe trois ans littéralement cloîtré dans une chambre de bonne minable à essayer d’écrire le deuxième, Le Village des idiots qui, « refusé partout », finit par être publié chez Denoël, en 2004. Enfin, en 2006, Les Procédures, paru chez Léo Scheer, apporte à l’écrivain comme une « libération de [sa] pulsion d’échec ». De plus, « un travail de nègre très bien payé » lui permet de voir l’avenir sous des auspices plus favorables.
Après avoir changé trois fois d’éditeur (« parce que chacun d’eux a refusé mon manuscrit suivant ! »), voici Vincent Eggericx chez Verdier, où, confie-t-il, il resterait bien. Il a, naturellement, quelques idées… Mais, pour l’instant, il s’apprête à venir passer le mois d’août en France, pour savoir s’il y restera ou s’il retournera à Kyoto voir rougir les érables pourpres et les ginkgos.