Le Point, 17 mai 2007, par François Dufay
La « Françallemagne » de Georges-Arthur Goldschmidt
Entretien avec G.-A. Goldschmidt. Propos recueillis par François Dufay.
Élevé dans l’Allemagne nazie, arrivé en France en 1939, ce grand traducteur, essayiste et écrivain a entrevu Hitler, traduit les romantiques allemands, lié amitié avec Peter Handke et attaqué Heidegger. À l’heure où le couple franco‑allemand patine, il livre ses vérités, profondes ou dérangeantes, sur les deux rives du Rhin.
Deux de ses arrière‑grands‑pères sont nés au XVIIIe siècle dans l’Allemagne de Goethe. Son père a serré la main de Bismarck. Lui‑même, enfant, a vu de ses propres yeux Adolf Hitler. Un jour de 1935, raconte Georges-Arthur Goldschmidt, j’étais dans une rue de Hambourg avec ma gouvernante. Hitler paradait en voiture, les gens autour de moi criaient : « Der Führer ! » J’avais l’air d’un enfant « aryen ». Pour se faire mousser, un SS m’a hissé sur ses épaules. Hitler, en apercevant cet enfant blond bouclé aux yeux bleus, m’a adressé un petit salut… » Né en 1928 à Hambourg dans une famille juive assimilée, Georges‑Arthur Goldschmidt a traversé le siècle, et le Rhin dès l’âge de 11 ans : placé par ses parents dans un pensionnat en France en 1939, il a échappé de justesse au destin qui l’attendait, « finir en abat‑jour, cendres ou savon ». Resté en France après la guerre, il y a fait sa vie, devenant professeur d’allemand, mais surtout écrivain, essayiste et traducteur de très grand talent. Nul n’est mieux placé que cet enfant aux cheveux gris » (Hölderlin) – plus célébré outre‑Rhin qu’en France – pour démêler les malentendus qui paralysent le couple franco‑allemand.
Tout récemment, certains ont été frappés par votre sévérité envers Günter Grass, prix Nobel de littérature, qui a révélé tardivement son passé nazi. Que lui reprochez‑vous ?
Je ne reproche pas à Günter Grass de s’être enrôlé à l’âge de 17 ans dans la Waffen SS, étant donné l’absence de morale ou plutôt la morale de fausse camaraderie que le national‑socialisme inculquait aux jeunes. Moi qui ai grandi dans l’Allemagne nazie, je suis bien placé pour savoir qu’il aurait fallu un courage et une lucidité immenses pour ne pas se laisser embarquer. Non, ce qui m’a profondément gêné, c’est que Grass parle de cet enrôlement dans la phraséologie de l’époque, sans recul critique, dans une langue qui reste celle du IIIe Reich. Cela, c’était normal en 1944, mais ça ne l’est plus aujourd’hui !
Vous qui avez échappé de peu à la Shoah, où en êtes‑vous avec l’Allemagne ?
J’ai considéré la RFA comme le modèle absolu de démocratie. Aucun pays au monde n’a balayé ainsi devant sa porte. Aujourd’hui, l’Allemagne se confronte au problème de l’Allemagne de l’Est, tellement marquée par ce qu’elle a vécu pendant soixante‑dix ans, et il se crée une espèce de rupture intérieure. Les gens sont obligés d’avaler à la fois le nazisme et le communisme…
Avez‑vous vu le film La Vie des autres ?
Oui, c’est remarquable. Une chose m’a frappé : les décors, et en particulier le mobilier miteux de ceux qu’on appelait les « bonzes », les hiérarques de la RDA. En revanche, le côté rédemption me gêne un peu. L’histoire de la dédicace finale à l’agent de la Stasi qui a protégé le héros, c’est très beau, mais très romantique.
N’est‑ce pas aujourd’hui l’Allemagne qui, par sa capacité réformatrice, donne la leçon à la France ?
Absolument ! C’est quand même le pays qui a inventé l’économie sociale de marché. La gauche française est aujourd’hui menacée de disparition pour n’avoir pas su faire à temps son Bad Godesberg. Il n’y a pas en France de SPD à la Willy Brandt. Mon grand regret est que la gauche de Mendès France n’ait jamais pris, ce qui aurait évité aux Français de tomber dans le propalestinisme hystérique ou l’anarcho-syndicalisme. Cela dit, les Allemands, le ventre plein, sont des agneaux, mais dès qu’il y a la moindre crise, le pays est totalement déstabilisé. « Nous sommes le peuple des possibilités illimitées», disait‑on déjà du temps de Guillaume II. Tout est possible, ouvert, le pire et le meilleur. Vous savez, l’histoire de l’Allemagne est encore plus tragique que celle de la France !
Vous‑même, vous sentez‑vous allemand ou français ?
Je suis, civilement et intellectuellement, totalement français, et j’en suis fier. Je parle le français sans accent, j’ai été un fonctionnaire heureux de l’Éducation nationale. Mais mon âme reste allemande. Ma femme, issue d’une vieille famille parisienne, me dit parfois en rigolant : «Plus allemand que toi, tu meurs ! – En bon Allemand, j’ai besoin de marcher deux heures par jour ! Pour résumer, mon « animus » est français (au sens de la pensée) et mon « anima » est allemande (au sens de l’âme). Ou, si vous préférez : mon moi est totalement français, et mon je est assez allemand !
La traduction, où vous excellez, est‑elle un moyen de recoller les morceaux entre ces deux identités ?
Vous savez, je ne traduis plus aujourd’hui. Les traducteurs vieillissent, comme les auteurs ! Arrive un moment où la langue que parlent les gens n’est plus tout à fait la vôtre. Si j’ai traduit 25 livres de Peter Handke, c’est qu’il y avait, je crois, entre lui et moi une manière de sentir commune. Nous étions très amis, jusqu’à ce qu’il dépose une rose l’année dernière sur la tombe de Milosevic. À part cela, il y a beaucoup de textes que je serais incapable de traduire. D’ailleurs, une traduction, ça ne marche jamais complètement. La manière d’aborder un paysage, par exemple, est différente dans une langue et une autre. Je dirai que les Allemands parlent bien des paysages, et les Français les peignent bien.
Les langues française et allemande sont‑elles si antagonistes ?
Contrairement à ce qu’on croit, l’allemand est plus en prise avec la réalité sensible. C’est une langue du corps, pas érotique pour un sou, la langue des forces premières, d’une certaine violence. En allemand, les mots « pouvoir » et « violence » ne sont qu’un seul et même mot (Gewalt) ! Le français est la langue la plus mystérieusement subtile que je connaisse. Elle passe pour une langue claire, c’est une langue abyssale, parfois tellement juste que ça vous fout la trouille ! Les Français sont des gens qui marchent au‑dessus de l’enfer, sur une plaque de verre. Moi, les « profondeurs allemandes », ça me fait rire… Heidegger, par exemple.
C’est un peu votre bête noire…
Je peux vous montrer très précisément à partir de quel passage de son livre Sein und Zeit il est inévitable qu’il adhère au parti nazi. Je ne supporte pas cette prétention selon laquelle il ne pourrait y avoir de philosophie qu’en langue allemande. À l’en croire, seul l’allemand serait en mesure de parler de la vérité, parce que, censément, c’est une langue restée intacte, non corrompue par ce qu’il appelle l’étrangeaille (Ausländerei) !
Et Nietzsche, que vous avez traduit, le rangez‑vous dans le même tiroir ?
Non, bien sûr. J’ai découvert Ainsi parlait Zarathoustra à 18 ans avec exaltation. Par la suite, je me suis aperçu que le vrai Nietzsche se trouve dans Aurore, Par-delà bien et mal… Zarathoustra correspond à cette vision qu’ont toujours les Français. Il leur faut une Allemagne vaticinante, nudiste et casquée, qui se balade dans les forêts rhénanes. Or il y a une autre Allemagne : celle, civile, d’Eichendorff, Heine, Goethe, Thomas Mann. Nietzsche se situe subtilement entre les deux. Il ne se laisse jamais enfermer dans sa pensée. Le pire des contresens serait d’en faire une lecture soit d’extrême droite, soit gauchiste.
Vous qui avez une longue mémoire, que vous inspire notre XXIe siècle naissant ?
On a l’impression que nous sortons de quatre cents années extraordinaires – malgré Auschwitz et la bombe – où nous avons découvert la pensée individuelle, la raison, les Lumières, qui nous ont sortis de l’état de soumission dont l’homme était lui‑même responsable. Cette parenthèse de quatre cents ans, ouverte vers 1580 avec Montaigne, se referme en l’an 2000. On sent très bien une espèce de fermeture générale, de soumission mentale, une absence de dignité. Or la « culture de la richesse », comme celle qu’on voit s’instaurer aujourd’hui, ça finit toujours mal.
Vous venez de fêter vos 79 ans et d’être décoré de la Légion d’honneur. Comment vivez‑vous cela ?
Vivre m’étonne à chaque instant. Je revois encore les deux trous de la mitraillette d’un des soldats allemands qui venaient me chercher, et que j’ai croisés en fuyant sur le petit chemin de montagne qui conduisait à l’internat où j’étais caché pendant la guerre. L’officier qui précédait les deux soldats m’a regardé, et puis il a pressé le pas de manière que je puisse passer…