Le Matricule des anges, juin 2011, par Thierry Guichard
Une vie de rechange
Connu pour ses traductions de Nietzsche, Kafka et Handke, Georges-Arthur Goldschmidt n’a jamais cessé d’écrire sa propre œuvre, nourrie à la source autobiographique et à une enfance déchirée. Toute une vie bien écrite.
C’est au moment où la rue de Belleville fait mine de redescendre vers le périphérique parisien que se dresse l’immeuble où vivent Georges-Arthur Goldschmidt et sa femme. Où vivent donc deux personnages rencontrés d’abord dans des livres. Car l’écrivain et traducteur n’a eu de cesse depuis 1971 de revenir par l’écriture sur sa propre vie, chahutée par l’Histoire, que sera venue éclairer et apaiser la mère de ses deux fils. Si celle-ci apparaît moins souvent dans ses livres, c’est que ceux-ci empruntent à la figure du misérable sa tonalité. Le misérable, c’est le jeune Arthur Kellerlicht, personnage récurrent, double de l’auteur que l’on voit fuir l’Allemagne en 1938, renaître à soi en Haute-Savoie, promener sa misère en banlieue parisienne et trouver une forme d’apaisement en rencontrant la femme aimée, la constante, celle qui assume le monde entier (L’Esprit de retour).
On pourrait lire un roman de Georges-Arthur Goldschmidt sans rien savoir de la part autobiographique sur laquelle il se fonde. Mais on ne pourrait pas en lire deux dans cette ignorance. Le retour des mêmes thèmes et des mêmes histoires est si prégnant qu’il dénonce la fiction, tant celle-ci n’est qu’une convention de façade. Il suffit de lire La Traversée des fleuves, l’autobiographie déclarée et Le Poing dans la bouche qui en précise une dimension pour voir à quel point l’écriture obsessionnellement revient à mettre au jour une existence déviée de son cours naturel par la terreur nazie.
Fuir l’Allemagne des nazis en 1938 quand on s’appelle Goldschmidt, ça semble aller de soi, tant le patronyme porte en lui une judéité alors maudite. Mais fausse : Georges-Arthur Goldschmidt vient au monde en 1928 à Reinbeck, près de Hambourg, dans une famille… protestante.
La Traversée des fleuves s’ouvre par une assez longue généalogie, dont les ramifications sont autant de racines auxquelles l’enfant sera bientôt arraché. Remontant aux deux arrière-grands-pères qui connurent le 18e siècle (!), l’écrivain déroule une théorie d’ancêtres marquants, tels le pianiste Otto Goldschmidt, élève de Mendelssohn et Chopin. Ou Johanna, l’amie des révolutionnaires, adepte au début du 19e siècle d’une laïcisation des pratiques juives. Car les ancêtres sont bien juifs. Mais leur désir d’intégration les pousse à abandonner le yiddish, puis à se convertir au culte luthérien. « Du côté maternel, l’intégration allait presque jusqu’à l’antisémitisme. » (La Traversée des fleuves).Longtemps, le jeune Georges-Arthur ignorera son origine juive. Il est un enfant tardif : son frère l’a précédé de quatre ans, sa sœur de vingt et un. Le père, magistrat réputé, a passé le milieu de la cinquantaine et sa mère celui de la quarantaine quand il naît.
Issu d’une bourgeoisie aisée, l’enfant grandit dans une vaste maison agitée où les domestiques rendent souvent les armes devant le caractère lunatique et fantasque de la mère tour à tour dépressive et enthousiaste, qui vivra une partie de ses derniers mois en maison de repos. L’étonnant, c’était la parfaite inconscience dans laquelle ces bourgeois vivaient ; indiscrets et bruyants, ils semblaient avoir oublié ce qui pourtant les attendait au coin de la rue et qui n’allait pas tarder à se manifester.
La menace se précise dès 1933 avec les premières lois qui interdisent l’accès à certains métiers aux juifs, mais surtout avec les lois de Nuremberg de 1935. Par elles, deux générations de protestants sont considérées comme des « demi-juifs » par l’Allemagne nazie. Le père perd ses positions : « dès 1933 […], mon père n’alla plus au tribunal. Il avait […] été mis à la retraite d’office, étant donné ses “origines” ».
Les pages de La Traversée des fleuves qui évoquent le cheminement vers l’extermination finale sont suffocantes. Devant l’irrémédiable (à quoi ils ne veulent pas croire), les parents Goldschmidt décident d’envoyer leurs deux fils en Italie. Ce sera la séparation, juste avant la fermeture des frontières. Ni les parents, ni les enfants ne savent alors qu’ils ne se reverront plus.
Entre-temps, Goldschmidt place quelques incises sur ce qui sera probablement son autre « grande affaire » : la sexualité. En Allemagne, le refoulement sexuel était particulièrement véhément, puisque la sexualité était pour la bourgeoisie le mal absolu. Une scène le marque : dans le gymnase, devant tous les élèves, un grand garçon reçoit des coups de baguette sur ses fesses dénudées par le prof nazi : « Une horreur sans limites me serrait la poitrine, et un étrange éblouissement, à la vue de cette partie du corps à laquelle il était même interdit de penser, c’était à la fois terrifiant et délicieux ». Scène primitive et ressassée. Un autre épisode vient mettre un poison de culpabilité chez le jeune enfant : un accident dont il se sent responsable va coûter la vie à son petit-neveu. La culpabilité liée au corps (la sexualité interdite), liée à la société (les demi-juifs pourchassés) et à la conscience (celle d’être à l’origine de la mort d’un bébé) ne va pas de sitôt le quitter.
L’exil vers l’Italie se fait clandestinement le 18 mai 1938. L’écrivain, plus tard, le racontera dans Un jardin en Allemagne et dans La Forêt interrompue ; « d’innombrables fois, cette journée est passée en moi avec tous ses détails, sa lumière matinale précise et sans ombre ». Destination : Florence, où les deux frères sont hébergés par un couple. Mais dès la nuit de cristal, en novembre 1938, les lois anti-juifs s’étendent à l’Italie. Il faut partir à nouveau. Ce sera donc la France, et le village de Megève, en Haute-Savoie. Noémie de Rothschild, cousine germaine de sa mère, se propose d’y accueillir les enfants. Les deux frères seront conduits au pensionnat de Florimontane où Georges-Arthur va vivre, durant huit ans, les événements fondateurs de l’œuvre à venir. Il y apprendra la mort de sa mère en 1942 et, plus tard, la déportation de son père. Il y expérimentera la découverte de soi…
« Ce que l’on a fait et que l’on fait encore aux enfants est difficilement imaginable. Personne ne mesurera jamais ce que peut être la souffrance d’un enfant, et ce que les adultes prennent pour une simple et juste correction est une immense tragédie qui n’a jamais été écrite, parce qu’elle est démesurée, inaccessible à toute parole, et qu’il existe bien peu de moyens de se guérir d’une telle affliction, d’une blessure de l’être même. » Ce qui est impossible à dire, c’est ce que l’œuvre ne cesse d’invoquer : le châtiment corporel. La directrice de l’établissement, à qui « mon frère et moi devons d’être en vie », manie la verge avec un plaisir qui ne se démentira pas. Devant ses camarades, l’élève incriminé doit baisser sa culotte et se ployer pour qu’on lui assène des coups de fouet d’une branche de coudrier qu’il sera allé lui-même chercher en forêt. « La fessée est toujours un spectacle très recherché des pensionnats » écrit Goldschmidt dans son autobiographie. On imagine, en le lisant, ce qu’une telle pratique pouvait engendrer chez un enfant orphelin et étranger, dominé par le sentiment d’une incommensurable culpabilité. Les scènes de fessées abondent dans toute l’œuvre, mêlant intimement la peur, la douleur, l’extase, l’excitation et la honte. Cocktail suffisamment fort pour faire tourner la tête. « De la punition, j’en redemandais, cela me rendait intéressant, inondé de larmes répandues à profusion. » Le gamin se rêve esclave, livré en martyr chrétien à ses bourreaux, pour un châtiment qui prendra des formes de plus en plus érotiques. L’interne découvre tardivement la pratique masturbatoire, se livre entièrement à ses camarades de chambrées, se fait conduire consentant vers des pratiques perverses par un religieux qui le confesse et exige de lui les moindres détails de ses actes.
L’autre grande affaire, alors, c’est la langue : le français lui vient subitement, lors d’une sortie sous les premiers flocons. Sensation bouleversante de voir d’un coup le monde s’ouvrir…
En 1943, dénoncé ainsi que son frère par la cuisinière de l’établissement, il est prévenu in extremis par la directrice que des soldats allemands viennent le chercher. Ils les croisent devant le pensionnat, le canon d’une mitraillette pointé vers lui que les soldats prennent pour un bon aryen. Georges-Arthur ira vivre près d’un an dans une ferme de montagne, chez un couple de cultivateurs qui lui sauvent la vie en mettant la leur en danger. Son frère ira rejoindre la résistance, puis les forces de Libération. Megève sera délivrée en septembre 1944, après que l’enfant aura retrouvé son pensionnat et ses pratiques intimes. La mort d’un ami de son frère entré en résistance et abattu par les Allemands va développer chez lui un sentiment d’illégitimité : « Jamais autant […] je n’éprouvai à ce point la honte ineffaçable d’exister. »
Au pensionnat, la littérature lui tend plusieurs miroirs, dans lesquels l’adolescent va se reconnaître : Le Petit Chose de Daudet, L’Ornière de Hermann Hesse, Sans famille d’Hector Malot, L’Ami Fritz d’Erckmann-Chatrian. Surtout, les Confessions de Rousseau que sa directrice lui donne à lire après avoir pris soin d’épingler les pages les plus audacieuses pour lui en interdire la lecture, la belle hypocrisie. « Ce fut comme un coup de foudre, comme si l’écrit s’était fait corps, comme si ces lignes avaient été devinées à travers moi, comme si elles me reconnaissaient […] » Et plus loin, il écrit : « c’était une libération » (La Traversée des fleuves).
Dans Le Poing dans la bouche, l’écrivain situe l’origine de cette découverte de la langue française et de sa littérature en 1943 : pour il ne sait quel comportement en classe, il reçoit comme punition un extrait des Caractères de La Bruyère à copier. Cette langue lui ouvre les portes d’un bilinguisme dont il saura, plus tard, tirer parti. S’il lit beaucoup au pensionnat, il sert aussi d’homme à tout faire pour payer le fait qu’on le loge, le nourrit et le blanchit alors que son père ne paie plus pour cela. Survivant du camp de Theresienstadt, il meurt en février 1947 sans avoir revu son fils. À 19 ans, le jeune homme reçoit encore des corrections dont le caractère pornographique semble consenti, désiré même. La confession qu’on lit dans La Traversée des fleuves fouille le cœur enténébré des pulsions et d’une domination subie auprès de ses camarades : « je les gratifiais de mes coups de pied et de mes injures, ce qui bien sûr me valait d’être puni. […] j’étais fier de les entendre gémir de plaisir entre mes lèvres. »
Le baccalauréat le mobilise tout entier, première porte vers une légitimation de son existence en France. Il lit Ainsi parlait Zarathoustra sans imaginer que plus tard il traduira ce livre de Nietzsche ; et contre toute attente, il passe avec succès la première partie de l’examen national.
Ce sera, après un été de montagne et une année de philosophie et d’amours homosexuelles « seulement physiques, de plus en plus violentes », le départ pour passer à Paris la deuxième partie du bac. Il vit dans un orphelinat que possède la baronne de Rothschild à l’ancienne abbaye de Maubuisson à Saint-Ouen-l’aumône. Le jeune homme y aiguise sa colère face à la misère dans quoi sa parente le tient éloigné.
Il se retrouve en classe avec Gérard Genette « dont l’extraordinaire brio se manifestait déjà », se lance dans la peinture, l’archéologie locale, la philosophie, la poésie. Il lit Kant et reçoit un éblouissement : la « littérature était inépuisable, en même temps on voyait ce qu’elle disait comme si on l’avait devant les yeux. » En 48, il lit Marx et commence à se sentir une conscience politique qui le conduit très éphémèrement vers le Parti communiste : une seule réunion de cellule le convaincra de ne plus y revenir…
Le bac en poche, il poursuit des études à la Sorbonne. Il écrit de la poésie en prenant des postures romantiques, frôle des corps dans les souterrains de banlieue, peint les paysages et visite les monuments d’Ile-de-France. Il rêve à des carrières, se voit poète ou peintre maudit, porte l’habit des pauvres et trimballe sa honte par-devant lui. C’est qu’un deuil n’a pas été fait : celui des parents disparus, celui du pays natal. À l’invitation peu enthousiaste de sa sœur, il va se rendre en Allemagne (ayant obtenu son passeport avec la nationalité française en 1949). Il mettra plusieurs jours, là-bas, dans une Allemagne bafouée, occupée, mais où l’on regrette le temps de Hitler, avant de s’effondrer en larmes. « Dix ans durant, j’avais réussi à mettre (le désespoir) sous cloche, à me faire croire qu’il ne pourrait pas m’atteindre, et voilà qu’il me coupait la poitrine et me fit à plus de vingt ans sombrer dans une détresse de jeune enfant. »
L’autobiographie consacre quatre fois plus de pages aux vingt premières années de sa vie, qu’aux cinquante suivantes (elle est écrite en 1997). Comme si toute la vie de Georges-Arthur Goldschmidt s’était jouée là, dans une enfance entre deux pays, deux langues, une enfance meurtrie par la badine et fascinée par la honte, une enfance à laquelle la littérature aura donné le plus vif de ce qu’elle avait à offrir. Une enfance revenue à elle-même.
De retour à Paris, il suit les cours de Bachelard, prépare une licence de philosophie et une d’allemand. Les lectures, en français ou en allemand, s’enchaînent. Il découvre Kafka dont aujourd’hui il se dit être un enfant. « Je lus, dans un état d’exaltation permanent, l’ensemble de ses écrits et un grand apaisement me gagna, j’avais retrouvé ma langue maternelle humaine, précise, ouverte » autant dire : lavée de ce que les nazis en avaient fait.
Il retournera régulièrement en Allemagne, mais en 1953, s’il se rend à Karlsruhe, c’est sous l’uniforme : il effectue outre-Rhin ses 18 mois de service militaire, interprète pour l’armée. Son devoir accompli, il s’engage dans une carrière d’enseignant, en même temps qu’il passe avec succès le concours de traducteur à la présidence du Conseil. Il va donc quotidiennement traduire à la Documentation française les articles de la presse allemande qu’il dépouille. Il reprendra vite l’enseignement, la vie de bureau n’étant, de toute évidence pas faite pour lui. Il rencontre sa future femme, prof de français, dans l’école où il enseigne : « Tout de suite je sentis que ce que l’un disait était reçu par l’autre exactement comme cela avait été pensé, comme si chacun correspondait à l’attente de l’autre. Chacune de ses phrases traçait en moi un paysage. » La scène est reconduite dans L’Esprit de retour en mode conte de fées (ils vécurent heureux et eurent deux fils). De sa vie d’écrivain et de celle de traducteur de Nietzsche, Handke ou Kafka, l’autobiographie ne dit rien. Sinon ceci qui n’est peut-être pas de la fausse modestie : « À partir de l’instant où (m)es deux premiers livres furent « acceptés », ce fut, que je le veuille ou non, l’entrée dans une quotidienneté littéraire que tant d’autres ont si bien décrite et qui ne présente en elle-même pas plus d’intérêt que les ouvrages auxquels elle donne lieu. »
Fermez le ban ! Comme c’est un peu court, on revient sur l’origine de l’œuvre, comment les deux livres qui constituent Un corps dérisoire arrivèrent-ils chez Julliard en 1971 ?
« Je suis entré en littérature comme tous les adolescents, vers 18 ans, en écrivant pas mal de poésie qui a disparu depuis. Puis j’ai collaboré à une étrange revue, grâce à un collègue : La Tour de Feu de Pierre Boujut. » Toutefois, rarement mentionné, un livre de Goldschmidt précède ses deux premiers romans : en 1966, au Terrain Vague paraissait un essai : Un cas déflagrant délit : les contes de Marcel Béalu. Un collègue prof avait attiré mon attention sur l’extraordinaire conteur Marcel Béalu, dont la poésie me laisse plus indifférent. C’est un des plus grands écrivains fantastiques, un écrivain de la rêverie. Ce n’est qu’après que j’ai écrit péniblement cette espèce de fausse autofiction : Un corps dérisoire. »
À peu près au même moment, Gallimard (qui faillit publier Un corps dérisoire) lui demande de refaire la traduction d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche et Christian Bourgois lui demande de bien vouloir traduire un livre depuis l’allemand : « Comme je suis poli, je suis allé dans son bureau voir le manuscrit. Ça ne faisait que 120 pages, alors je n’ai pas pu refuser. » C’était Bienvenue au conseil d’administration de Peter Handke que l’éditeur décide d’appeler Mort complice parce que l’attachée de presse de Bourgois estimait que le titre original faisait trop administratif. J’ai traduit ça avec le plus grand plaisir. J’ai écrit à Handke pour lui demander une précision et il ne m’a pas répondu. Christian Bourgois un beau jour me téléphone pour me proposer de rencontrer Handke qui était à Paris : « qu’il aille se faire voir ! Il est tellement impoli qu’il n’a pas répondu à une lettre de son traducteur ! » Bourgois me dit de m’arranger avec lui et me donne son numéro. Je lui téléphone et Handke me propose de venir le voir car, dit-il, il n’a jamais reçu ma lettre. On est devenu extrêmement amis et c’est pour cela que je suis tombé dans la soupe de la traduction. Mais, au départ, je ne voulais pas traduire. Je me suis aperçu depuis que vous ne pouvez pas écrire sans traduire. Tout écrivain est un traducteur, il traduit un texte muet. Peu à peu, je me suis aperçu à quel point la traduction vous apprend à écrire. »
Mort complice paraît en 1971, le « gagafouchtra », comme il l’appelle, en 1972.
« J’ai mené mon œuvre personnelle en même temps que je traduisais. Quand vous traduisez, vous avez dans le dos l’envie d’écrire. L’une et l’autre se renforcent. C’est extraordinairement excitant. L’écriture mûrit pendant qu’on traduit. J’ai appris en écrivant que ce n’était pas nécessaire d’accumuler des brouillons : c’est la masse de l’attente qui est le vrai brouillon. Pendant que vous traduisez ça s’accumule dans votre tête, puis vous allez vous promener et quand vous rentrez, vous ne savez même plus si vous traduisez ou si vous écrivez. Vous passez de l’un à l’autre presque automatiquement. »
L’écrivain mènera cette double activité en même temps qu’il enseignera l’allemand durant trente-sept ans. Il se fâche avec Handke lorsque, en soutien aux nationalistes serbes, celui-ci publie Voyage hivernal vers le Danube qu’il traduit « par amitié et fidélité, mais en prenant un nom d’emprunt : Georges Lorfèvre. Parce que je n’étais pas d’accord avec ce livre, remarquablement écrit. C’était presque de la provocation de le publier. Le fait que Handke se soit fait attaquer à cause de ce livre n’a fait qu’empirer sa colère. C’est de l’ordre du jusqu’au-boutisme. Ça l’a mis dans une détresse profonde. Il a écrit plusieurs livres pour essayer de se justifier, pour justifier l’injustifiable. Il m’en veut probablement beaucoup, même si la dernière fois qu’on s’est vu, ça a été très cordial. J’ai traduit son dernier livre, Kali par fidélité et amitié. Humainement, c’est quelqu’un de magnifique. »
Notre hôte évoque le livre qu’il a commencé, « que j’espère pouvoir finir, où je reprends mon personnage comme jeune militaire. Je voudrais raconter ces relations franco-allemandes au quotidien, dans l’intimité. Évoquer l’immédiate après-guerre, cette évolution extraordinaire de l’Allemagne qui en 1949 était exactement la même que du temps d’Hitler et qui en trente ans a fait un boulot que la France n’a pas fait depuis la guerre d’Algérie. Il se peut alors qu’écrire soit le meilleur moyen pour, qu’au-delà du temps, un enfant français retrouve un enfant allemand et qu’ils soient tous les deux le même gosse.
L’écrit en miroirs
Entretien avec G.-A. Goldschmidt. Propos recueillis par Thierry Guichard.
Toute l’œuvre de Georges-Arthur Goldschmidt vise à acquérir une légitimité à exister, en même temps qu’elle enregistre l’étonnement d’être en vie. Une autobiographie universelle.
Il s’était dit enchanté de n’avoir pas à répondre à des questions biographiques pour évoquer l’écriture. Mais l’attraction du matériau autobiographique est trop forte et Georges-Arthur Goldschmidt usera très souvent de l’évocation de tel ou tel épisode de sa vie pour répondre à une question sur la fiction ou sur les thèmes que son œuvre ne cesse d’explorer. Le verbe haut, prêt à tout moment à transformer le vouvoiement en tutoiement, l’homme se fera espiègle, flatteur, conteur véhément. Il citera beaucoup de noms, comme autant de jalons à son parcours, à ses lectures. Prolixe en digressions, il fera s’entrechoquer les mots comme s’il lui fallait vite en finir avec une phrase pour passer à la suivante ou comme s’il lui fallait courir après une idée avant que sa mémoire n’oublie pourquoi il l’évoquait.
S’il se montre généreux, on sent poindre en lui des énervements fulgurants, des colères impétueuses qu’il traduit avec un plaisir évident en injures rapportées à propos d’untel ou untel, incises vives dans la parole. On lui donnerait volontiers cet âge adulte qui ne s’est pas encore démis de sa peau d’adolescent. Et c’est peut-être ça, en effet à 83 ans, l’homme n’en a pas fini avec son enfance.
Toute votre œuvre d’écrivain (en dehors des essais) s’adosse à un matériau autobiographique sur lequel vous revenez sans cesse soit par le biais de votre autobiographie La Traversée des fleuves, soit par des romans qui mettent en scène le même personnage, Arthur Kellerlicht…
« Kellerlicht » en allemand, ça veut dire « rat-de-cave ». C’est une lampe fixée à un long cordon électrique qu’on prenait quand on descendait dans les caves sans éclairage. On le branchait à l’étage au-dessus et pour ne pas se brûler l’ampoule était protégée par une sorte de grillage. Ce n’est pas par hasard que mon personnage s’appelle comme ça. Un rat-de-cave, c’est une lampe. Arthur Kellerlicht est un minable, un raté. J’ai toujours été obsédé par ça.
Je ne cesse depuis le premier temps de ma vie de me balader avec dessous moi, cet imbécile que je vois faire. Ce n’est pas du tout du dédoublement de personnalité, c’est même le contraire. Je m’accompagne partout. Et je trouve ça à la fois intéressant et grotesque. Ce personnage, je le vois tout le temps dérailler.
Rien de ce que je raconte n’est en réalité arrivé, mais il s’en est fallu d’un cheveu que la catastrophe n’ait lieu. Je suis celui qui est sans cesse avec cette espèce d’individu qui est là depuis 83 ans et dont je ne sais que faire.
Vous dites que ce que vous écrivez n’est jamais arrivé, mais si on lit La Traversée des fleuves,votre autobiographie, on voit quand même une similitude forte avec tout ce que les romans racontent ; et « similitude » est un euphémisme…
Oui, tout est réellement arrivé ; mais pas exactement comme je le raconte. La mémoire crée de la fiction. Si vous vous retrouviez dans un épisode de votre vie dont vous vous souvenez, vous seriez drôlement surpris de voir que c’est sans rapport. Tous les faits sont vrais dans ce que je raconte, mais ils ne se sont pas déroulés exactement comme je les écris.
Vous entrez en littérature avec cet Arthur Kellerlicht qui désigne la dimension fictionnelle à la troisième personne et, plus tard, vous écrivez l’autobiographie à la première personne. Est-ce alors que l’écriture aura été une forme de conquête du « je » ?
Non, c’est arrivé pour une raison très simple. J’ai publié au Seuil Le Miroir quotidien, Un jardin en Allemagne et La Forêt interrompue et Denis Roche, mon éditeur pour les deux derniers, m’a demandé d’écrire mon autobiographie. Je l’ai d’abord envoyé promener. Mais, comme il est très intelligent, il a attendu deux ou trois semaines puis il a trouvé la phrase qu’il fallait me dire : « viens, je t’invite à déjeuner. » Et là, il me dit : « tu dois écrire ton autobiographie, parce que tout le monde n’est pas allemand français juif protestant catholique athée et fonctionnaire. » Je me suis mis à rire ; j’ai accepté. D’où l’apparition du « je » ; mais c’est le seul livre où le « je » apparaît.
J’écris en ce moment deux livres à la fois. Celui inspiré de mon service militaire en Allemagne et un autre sur ce que c’est d’être originaire d’une famille chrétienne et d’apprendre à 15 ans qu’on est d’origine juive. Je crois que je vais employer la troisième personne pour ces deux livres. La troisième personne est un abri merveilleux ; c’est le mensonge suprême, car en vérité c’est un « je ».
Que vous apporte l’utilisation d’un alter ego de fiction pour finalement raconter votre propre histoire ?
Je crois que mon témoin se marre. Dans les moments les plus dérisoirement tendus, mon ridicule apparaît à chaque instant. Je suis constamment pris par l’émerveillement grotesque d’exister ; chaque matin est pour moi un étonnement d’être encore là. J’ai le profond sentiment de l’illégitimité de mon existence. Ça vient peut-être de mon côté juif.
J’ai toujours été profondément reconnaissant aux gens de me manifester de la politesse. Je suis toujours très étonné de leur amabilité, ça m’émeut à chaque fois.
Est-ce à dire qu’écrire sur sa vie, c’est être en quête de la légitimité de ce qu’on a vécu ?
Oui bien sûr ! Mais comme l’objet lui-même est perverti, puisque je raconte la vie d’un personnage qui n’existe pas, ça ne marche pas. C’est la tentative de légitimer mon existence. D’où mon enthousiasme en 1949 quand à 21 ans, j’ai pu acquérir la nationalité française. C’était une espèce de légitimation, de justification.
Vous évoquez votre côté juif, mais vous avez été d’abord protestant et ensuite plutôt attiré par le catholicisme. L’illégitimité débouche sur un flou identitaire ?
J’ai été élevé dans cet étrange internat catholique où le châtiment corporel était la règle. Ça m’a profondément marqué. Avec l’encouragement à ça des différents prêtres jésuites qui gravitaient autour. J’étais un enfant très religieux, voulant devenir pasteur protestant, puis, ensuite, prêtre catholique et entrer pour ça au petit séminaire.
Le catholicisme m’a marqué très profondément. C’est le vicaire du village qui m’a caché alors que le curé lui était collabo. J’ai été marqué par la liturgie catholique, probablement à cause du côté enfant de chœur, tout ce côté profondément cochon du catholicisme. J’étais subjugué par les délices de l’humilité catholique : je me mettais des cailloux dans mes chaussures pour avoir mal, je me fouettais dans les bois… J’étais un pervers fondamental.
Vous avez déclaré dans un entretien que l’héritage juif « était une manière d’être obligé de savoir qui on est. » Le fait d’écrire sur soi n’est-il pas une injonction de la judéité ?
Ce n’est pas bête… Vous me troublez.
Je ne me suis jamais, en quoi que ce soit, intéressé au judaïsme. C’est comme un refus… Bon, j’ai lu quelques trucs comme Gershom Sholem ; c’est très intéressant cette histoire de Dieu qui se retire pour laisser place à sa créature. Il y a quelques penseurs juifs qui sont prodigieux. Mais, ça m’a toujours ennuyé au plus profond de moi-même.
C’est intéressant cette question… Une injonction que je refuse d’entendre ? Je n’avais jamais pensé à ça. Vous voyez, ce sont les lecteurs qui font les livres.
Imaginez-vous un monde sans lecteur ? C’est d’ailleurs peut-être en train d’arriver.
Ce qui caractérise votre œuvre, c’est la manière avec laquelle vous revenez sans cesse sur des épisodes de votre vie. Pourquoi revenir d’un livre l’autre sur la même histoire ?
Parce que l’obsession reste. Je voulais devenir peintre, mais je ne voulais pas que ma femme subisse les conséquences de ça : qu’elle fasse des heures supplémentaires pendant que le grand génie était à ses toiles. Je voulais peindre en réalité. Mais rien que le prix des toiles, des tubes de couleur, ça implique d’être de bonne famille. Un équipement de peintre, ça coûte la peau des fesses ! Il n’était donc pas question que je fasse travailler ma femme pour peindre. Parce que j’aurais fait comme Cézanne j’aurais peint toute ma vie la même toile.
Votre vie, ce matériau, ce sujet, c’est votre Sainte-Victoire ?
C’est ça. Je n’aurais peint qu’un seul tableau et je serais devenu fou. Je suis certain que je serais devenu cinglé. La peinture, c’est tellement monstrueux. Avec les mots, au moins, vous avez une piste à laquelle vous vous conformez ou que vous changez. Alors qu’en peinture, le matériau est toujours plus puissant que vous.
Cette répétition, d’un livre l’autre, on peut la retrouver à l’intérieur même d’un livre où vous redites, à certains moments, peu ou prou la même chose que quelques pages auparavant…
Ça, je ne l’avais pas remarqué. Je ne relis mes livres que pour corriger les épreuves. Ça m’est insupportable de me relire.
Ces répétitions, c’est l’expression de l’obsession. Imaginez un adolescent, intelligent, que vous envoyez dans les bois, pour choisir et préparer lui-même, avec le temps qu’il faut, qu’on lui laisse à peu près libre, les verges avec lesquelles on va le punir. Être l’instrument de sa propre exécution, c’est un événement capital Aujourd’hui encore, je vois exactement ces séances, j’entends le bruit spécifique de chaque branche qui se casse. C’est tellement puissant que ça devient un événement fondateur. Être à ce point consentant à sa propre souffrance, c’est inimaginable.
Est-ce à dire que le corps de l’enfant, consentant pour être martyrisé, rejoint le corps de l’Allemagne qui s’est livrée, soumise, au nazisme comme vous l’écrivez ?
Bien sûr. C’est exactement ça. D’autant plus qu’en Allemagne, l’homosexualité et les châtiments corporels ont joué un rôle constitutif. Il y a toute une littérature sur « l’oncle jaune », qui était la baguette de jonc avec laquelle on fouettait les gamins. Dans chaque famille, il y avait la badine de bambou : c’était une pratique meurtrière. L’Allemagne est morte de ça. Alors bien sûr, ma soumission au châtiment, c’est peut-être ma manière d’expier l’Allemagne.
Le ressassement évoque aussi l’onanisme sur lequel vous revenez souvent : pratique répétitive et faite à soi-même, de même que l’autobiographie se rapporte à sa vie ?
C’est aussi comme une fixation temporelle, un appel à ne pas mourir. Il se peut que le plaisir solitaire soit un phénomène de la durée, comme une paralysie du temps pour le préserver. C’est : ne pas mourir.
Comment naît le projet d’un livre, le choix de revenir sur tel ou tel épisode de votre vie ?
Il n’y a pas vraiment de projets. Il y a des images qui s’imposent à moi, sans que je sache exactement pourquoi elles sont là. Par exemple, L’Esprit de retour, je l’ai parallèlement réécrit et traduit en allemand. C’est encore une fois du ressassement. Mais le ressassement est peut-être la dimension fondamentale de tout ce que fait l’être humain : Bergson disait que le philosophe cherche la chose la plus simple du monde sans arriver jamais à pouvoir la dire.
Le témoin qui m’accompagne constamment ressasse toujours un matériau, le mâchonne. Il rumine toujours un même matériau d’existence.
Chaque fois que je trempe ma plume dans l’encrier, c’est autre chose qui vient que ce que j’attendais. Vous n’écrivez jamais ce que vous pensiez. Je ne crois pas au génie. Les choses vous viennent comme ça. « Ça écrit ».
Pourquoi écrire autant sur l’onanisme ?
Parce que c’est au centre de l’existence. C’est le moment où l’adolescent – et pour moi, ce fut très tardif – devient, dans l’extrême exaltation, conscient de son existence. C’est pour moi lié profondément à la découverte de l’existence. Tu n’es pas qu’interdiction.
Le rite initiatique vous confirme dans le fait d’exister, vous apprend même à exister. Tout à coup, je me suis retrouvé dans cette étrange situation érotique de prendre conscience de.
Dans l’enfance on est conscient des choses, mais on n’est pas conscient de l’être.
Ça rejoint ce que vous écrivez dans Le Poing dans la bouche ou La Traversée des fleuves quand vous évoquez le moment où vous découvrez que vous comprenez le français, non ?
Oui, j’ai su le français sans savoir que je le savais. Je comprenais depuis des mois le français, mais je ne comprenais pas que je le comprenais. Je l’ai raconté cent fois : on était à Megève sur le plateau et un camarade dit : « oh les premiers flocons » et comme en allemand c’est un peu le même mot, je me rends compte que je comprends parfaitement le français alors que je ne pensais pas le savoir. C’est une des expériences les plus étonnantes à connaître. Je suis sûr que c’est pareil pour tout enfant qui se met à comprendre d’un coup ce que disent ses parents.
J’étais dans l’allemand jusqu’alors. L’allemand est une langue que vous dominez à partir de 11 ans, sauf le lexique qui vient de l’étranger. Je me souviens de ce moment : la route, moi courant vers mes camarades parce que j’étais très excité…
Quand vous racontez ça dans vos livres, comme maintenant, vous évoquez le paysage. Le paysage est primordial chez vous et il apparaît souvent dans les moments où vous ou votre personnage vous retrouvez en adéquation avec le monde. Le paysage a-t-il un rôle symbolique ?
Oui ; et c’est lié encore une fois au fait que je voulais être peintre. Mon père, qui peignait, m’emmenait sur le motif quand j’étais enfant. J’ai été élevé dans l’odeur de térébenthine.
Aujourd’hui encore, je peux rester des heures immobiles à regarder. Regarder n’importe quoi.
Cette attention au paysage fait penser à une forme de quiétisme : l’attente du moment où le monde se révèle, non ?
Absolument. En septembre, aux éditions Cécile Defaut, je vais faire paraître un petit bouquin surAnton Reiser, le roman de Karl Philipp Moritz, à la demande d’Isabelle Grell. C’est l’histoire d’un jeune garçon élevé dans une forme de quiétisme, le piétisme allemand, inspiré de Madame Guyon, la grande mystique. Ça m’a beaucoup marqué, parce que c’est une adolescence en tout point pareille à la mienne : l’humiliation, la jouissance de l’humiliation, la faim… C’est un livre qui m’a bouleversé au plus profond de moi-même.
Le paysage est pour moi une émotion liée à la mémoire. C’est aussi le plaisir du souvenir, de la localisation de soi. Le paysage, c’est fondamental pour moi.
J’ai toujours été attentif au paysage. Megève était un petit village quand j’y suis arrivé pendant la guerre. Tout le monde se connaissait. Les Mégevans ont été formidables, ils ne m’ont jamais dénoncé. Le paysage était magnifique et maintenant c’est foutu à jamais, à cause du fric. Il n’y a plus que des milliardaires, tout le paysage a été détruit par le super luxe. C’est absolument répugnant. Ils ont osé détruire des pentes, rondes, magnifiques, souillées à jamais. Je veux que vous ne coupiez pas ça, c’est important !
J’ai vécu à Megève de 11 à 19 ans. Je suis heureux que les agriculteurs qui ont hébergé un merdeux de 16 ans qui pissait encore au lit aient reçu la médaille de Yad Vashem qui a été remise à leurs enfants. Je voue à ces gens une reconnaissance absolue, les Allard, cultivateurs à Megève.
Par votre parcours et par votre regard, vous pourriez jouer le rôle d’un grand témoin de l’Histoire. Et celui d’un dénonciateur, comme vous le faites dans Un corps dérisoire. Refusez-vous ce rôle pour vous contenter d’être autobiographe ?
Je ne peux pas m’arroger le titre de témoin. Je ne suis le témoin de rien du tout. Je suis un resquilleur. Alors que des millions de gens se faisaient péter la gueule, moi j’étais dans mon internat, j’avais un peu faim, on me tapait sur le derrière, je me baladais dans les montagnes pour ramener du lait, j’avais le plus beau paysage qui existe. La seule chose que j’ai vue de la guerre, ce sont les avions qui allaient bombarder Turin et les Allemands qui sont venus m’arrêter. Je ne suis pas un survivant ! Je n’ai aucun titre.
Je suis passé à côté d’une foule de choses, c’est tout.
Certes, l’enfant n’est pas un témoin, mais l’écrivain et le traducteur qui explorent deux langues, deux cultures ? Vous qui désignez l’Allemagne de 49 semblable à celle de 40, et montrez la différence ensuite, après 63, vous faites œuvre de témoin, non ?
Ce n’est pas de ma faute. Je n’ai pas la prétention d’éclairer le monde, je dis simplement les choses qui appuient sur moi. Elles sont tellement flagrantes que j’ai envie de les dire.
Si je me suis tellement mêlé à la querelle Heidegger qui pour moi est le militant nazi type, ce n’est pas du tout pour faire le malin, c’est parce que j’étais désespéré de voir ce pays qui m’a préservé, dont cinq habitants ont risqué leur peau pour me sauver, sombrer dans le délire de l’admiration du nazisme intégral. Mais je ne veux donner de leçon à personne. Je voulais simplement dire « Français faites attention où vous mettez les pieds quand vous vous occupez d’affaires allemandes ». C’était une très grande tristesse de voir de fins penseurs français, intelligents, sensibles, particulièrement avisés, se laisser couillonner à ce point. C’était de l’indignation personnelle. Comment peut-on se laisser aller dans l’ignorance absolue d’une langue à vous prêcher ce qui n’est pas. J’étais indigné devant autant de connerie. Ce côté salonard, distingué de certains est meurtrier ! Ce sont des gens qui jouent avec l’horreur sans le savoir. Ils n’ont pas vu que le paragraphe 27 du fameux Être et temps était une proclamation d’extermination la plus radicale. Heidegger écrit pour toute oreille allemande : « les youpins au four ! » C’est dit explicitement et tout confirme que c’est bien ce qu’il disait. Et les penseurs français sont là en admiration et lisent ce qu’ils ne comprennent pas. C’est terrible !
C’est vraiment un appel à l’élimination de l’inauthentique. Heidegger évite le mot de pureté, car il n’est pas naïf, mais son concept d’authenticité signifie qu’il n’y a que l’Allemagne d’authentique.
Vous montrez à propos d’Heidegger que son verbiage masque des fadaises. Et vous vous en prenez dans la foulée aux universitaires dont les discours ronflants semblent masquer le vide… Vous avez une dent contre les universitaires ?
Oui, mais la grande générosité des universitaires français a été de m’accueillir au Collège international de philosophie où pendant deux ans, j’ai pu dire ce que j’avais à dire sur Heidegger. Ça a paru dans une revue universitaire allemande, j’ai eu la flemme d’en faire un livre en France. Je suis allé jusqu’à faire circuler dans Paris, des faux textes de Heidegger que j’ai écrits moi-même. N’importe quel Allemand peut faire des pages et des pages de Heidegger (il improvise des phrases en allemand où le phonème « sein » revient sans cesse) ; je peux en faire des kilomètres ! À l’origine, bien entendu, il y a une pensée ferme, mais c’est devenu très vite une espèce de jeu de mots. On peut faire ce qu’on veut avec l’allemand. Alors que le français, qui est une langue ténue, maigre, ne vous fait aucun cadeau. C’est vraiment une langue d’écriture. L’allemand, non seulement il vous fait des cadeaux, mais il vous dit : « demandez-m’en encore ! »
Je crois que c’est un problème grave. J’ai beaucoup emmerdé le monde avec ça. Je faisais mes petites crottes dans La Quinzaine littéraire ; Nadeau a été très tolérant. Et puis avec Jean-Pierre Faye et d’autres on a pu faire admettre à l’intelligentsia française que Heidegger était un militant nazi de la première heure et qu’il n’a jamais renoncé à payer sa cotisation au parti nazi.
Sa relation avec René Char masquait peut-être celle réalité ?
J’ai quelques lettres magnifiques de René Char… Mais René Char ne savait pas même où était l’Allemagne. Comment voulez-vous qu’un Romain civilisé vivant dans cette magnifique lumière de la Méditerranée connaisse quelque chose de l’Allemagne ? Si : il a vu des barbares qui ravageaient la France, mais c’est tout ce qu’il en savait. Il n’en avait rien à foutre et tant mieux pour lui.
Quand on lit les attaques que vous faites contre les philosophes, on s’attendrait à voir la même chose vis-à-vis des psychanalystes. Mais on a l’impression que la psychanalyse est un peu un précipice que vous n’osez pas trop approcher. L’œuvre s’y perdrait-elle ?
J’avais une amie très liée à une femme qui dirigeait une revue de psychanalyse et qui m’avait demandé d’écrire quelque chose sur le bilinguisme. Ce que j’ai fait. Ensuite, elle m’a proposé de travailler avec un groupe de traduction autour de Freud, sur un texte qui s’appelait « la dénégation ». J’y suis allé, mais comme je rigolais tout le temps, ils m’ont mis dehors. Je rendais toute traduction impossible tellement ça m’amusait, l’inconciliabilité absolue entre les deux langues. Du coup, j’ai écrit ces deux bouquins (Quand Freud voit la mer et Quand Freud attend le verbe, ndlr) pour expliquer aux psychanalystes comment la langue fonctionnait. Mais sans aucune prétention. Je n’ai jamais fait d’analyse. Je ne suis pas sûr de très bien comprendre de quoi il s’agit. La langue m’a passionné, oui.
Mais vous avez raison, c’est un précipice que j’évite soigneusement. Je n’ai écrit que sur le vocabulaire de Freud, sur la manière avec laquelle l’allemand se goupille. La confrontation entre l’allemand et le français dans ce registre m’intéressait beaucoup. Il n’y a pas en Europe deux langues aussi contraires l’une de l’autre. L’allemand et le français n’ont rien à se dire. Tout marche à l’envers du français en allemand.
Quand vous traduisez Handke ou Kafka, traduisez-vous de l’allemand ou traduisez-vous du Handke ou du Kafka ?
Bonne question !… Je traduis Kafka ou je traduis Handke.
Il faut donc faire preuve d’empathie ?
Il faut avoir un amour de la langue en question, sûrement. Cette langue me concerne au plus proche. Je l’ai quand même parlée jusqu’à l’âge de 11 ans. Elle m’habite jusqu’au plus profond de moi-même.
J’écris en français le Kafka ou le Handke que je lis. Je le dis en français ; j’écris ce que j’entends et, bien entendu, je m’efforce de faire en sorte que ma phrase soit aussi claire et aussi proche que possible, mais dès qu’elle s’éloigne un petit peu de l’un de ces deux écrivains, je la récuse. Je refuse tout arrangement avec le français.
D’ailleurs deux traductions du Procès ont paru au même moment et à l’insu l’un de l’autre, celle de Bernard Lortholary et la mienne. Celle de Bernard Lortholary est un chef-d’œuvre de français, remarquablement bien écrite. La mienne est plus maladroite, probablement plus proche du texte originel. Je ne change l’ordre des mots que lorsque la grammaire m’y oblige. Lui, change plus souvent l’ordre des mots. J’aimerais qu’un jour tous les deux nous confrontions nos deux traductions. Lui a plus le souci de l’élégance de la phrase, alors que moi, j’ai plus le souci de l’exactitude.
Une traduction a une durée de vie limitée, étant toujours appelée à être refaite. Comment envisagez-vous l’avenir de vos traductions ?
J’avais beaucoup amusé mon ancien éditeur chez Gallimard, Yannick Guillou, parce que je lui avais dit que dans le contrat de traduction, je voyais que l’éditeur avait le droit de demander au traducteur de revoir éventuellement sa traduction, mais que ce qui m’étonnait c’était qu’on n’obligeait pas à changer de traducteur tous les cinquante ans. Je trouve qu’effectivement on devrait changer la traduction tous les cinquante ans, parce que la langue évolue. Mais il arrive parfois que d’anciennes traductions soient des chefs-d’œuvre. Je trouverais naturel qu’on refasse ma traduction dans quelques années, absolument.
Pensez-vous que vos traductions soient liées à une génération d’écrivains ? Par exemple, pourriez-vous aujourd’hui traduire un auteur allemand d’une vingtaine d’années ?
Je vais me rendre ce mois-ci à Fribourg voir un spécialiste du français auquel j’envoie des blagues ou des jeux de mots. Dernièrement : « érection, piège à cons » qu’on ne peut comprendre que si on est dans la langue. Je serais infoutu de traduire des jeux de mots comme ça chez un auteur allemand parce que je ne vis pas tous les jours en Allemagne. Mais j’ai eu le génie de traduire un écrivain qui écrit une langue biblique, Handke, qui peu à peu s’est mis à changer de vocabulaire, mais qui est resté dans un allemand très traditionnel. Alors qu’Olivier Le Lay, qui prend ma succession, a traduit Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin et là, chapeau, je crie au génie. Il y a tellement de vocabulaire contemporain et technique Je ne serais peut-être pas capable de traduire ça. Il faudrait que j’essaie, mais je suis à la fin de ma vie et je ne veux plus faire de traduction.
Il n’est pas sûr que je sois capable de traduire un jeune auteur allemand contemporain.
Vous préférez vous consacrer à votre propre écriture ?
Oui, je vieillis, je veux pouvoir me promener avec ma femme, je veux vivre, profiter de mes fils et petits-enfants, aller au cinéma. Vous comprenez, la fin arrive.
Quand on sait comment votre vie a basculé l’année où les nazis ont décidé que votre identité était juive, on s’interroge sur la manière avec laquelle vous avez vu la création d’un ministère de l’identité nationale ça a dû vous paraître étrange, non ?
Ça ne m’a pas paru étrange, ça m’a paru scandaleux. Personne n’a d’identité que cette espèce de centre vide de la parole. Quand il n’y a pas trop de monde, j’aime aller dans le métro. Vous touchez du bras quelqu’un qui est assis à côté de vous, dont vous ignorez absolument tout, qui est dans lui, de manière centrale, qui a l’ensemble de l’univers qui l’entoure de toutes parts, exactement comme vous. Et vous ne savez rien de lui. Je ne crois pas en dieu, mais je crois en ça. C’est tellement mystérieux, tellement étonnant, que j’en suis baba.
Personne n’a d’identité, sauf celle-là. Celle d’être dans la non-mort.
Pensez-vous que la langue est en train de s’éteindre dans une sorte de bain tiède du langage médiatique, des slogans, de la novlangue ?
Éric Hazan a écrit un magnifique livre là-dessus (LQR : la propagande du quotidien, Liber, 2006, ndlr), sur le modèle de Victor Klemperer. On est dans le publicitaire. C’est ignoble. Mais je suis un peu du même avis que Claude Hagège. Je ne crois pas que les langues soient fondamentalement menacées. Le français se porte très bien. Parfois dans l’autobus, j’entends des jeunes gens qui parlent un néo-français plein de ressources verbales. C’est magnifique. Les langues ne meurent pas, elles changent. Il y a des résistances profondes contre ces langues imbéciles de la publicité. je suis certain que l’impromptu de la langue restera.
Le but du pouvoir, c’est de maîtriser la langue. Vous le voyez à la télévision où il faut empêcher les gens de parler. Le pouvoir, dans un premier temps, veut annexer la langue et ensuite il la détruit. Le pouvoir ne peut régner que sans langue. Je ne crois pas à la mort des langues. L’ordure publicitaire ne l’emportera pas sur la langue, c’est la langue qui aura toujours le dernier mot.
Quatre Sainte-Victoire
Avec les quatre livres qui paraissent, le lecteur peut prendre la mesure d’une œuvre singulière, commencée il y a quarante ans.
Les livres de Georges-Arthur Goldschmidt ne sont pas étanches. La salve de publications qui vient de le mettre au cœur de l’actualité littéraire en fournit la preuve. Car, outre le nouvel opus de la saga Kellerlicht que proposent les éditions du Seuil, les Presses Universitaires de Lyon ont eu l’excellente initiative de republier les deux premiers romans de la « série », L’Empan et Le Fidibus qui donnent le titre générique Un corps dérisoire et que l’éditeur présente comme étant chacun une « chronique ». C’est avec Un corps dérisoire qu’apparaissait pour la première fois Arthur Kellerlicht. Ajoutons à ces trois livres la réédition en poche de La Traversée des fleuves, et nous avons là un même territoire littéraire et intime. Si ces livres ne sont pas étanches, c’est qu’une fois lus, le lecteur aura quelques difficultés à se souvenir de l’emplacement de tel ou tel épisode de la vie de Kellerlicht-Goldschmidt. Ainsi, le voyage de Sallanches à Paris où le jeune lycéen va passer ses épreuves du bac, se retrouve-t-il aussi bien dans L’Empan que dans La Traversée des fleuves et dans L’Esprit de retour. Loin d’être divisée en épisodes feuilletonesques composés dans une linéarité chronologique, la biographie apparaît comme une matière traversée par l’écriture dans une coupe longitudinale où des mêmes scènes, des mêmes moments et des mêmes motifs reviennent d’un livre l’autre. Parfois obsessionnellement.
Toujours, c’est la période d’initiation qui intéresse l’écrivain, du dessaisissement de soi (depuis les lois nazies qui définissent pour l’individu une identité qu’il n’a pas, jusqu’à l’exil) à la réappropriation du monde (par le biais des paysages, du corps et de la langue).
On s’interrogera toutefois sur la différence notable entre l’autobiographie et les fictions : l’une et les autres racontent de mêmes moments de la vie de Goldschmidt, mais l’une le fait à la première personne quand c’est à la troisième que le fait l’autre. Ce n’est pas la seule variation : le personnage de Kellerlicht impose, par sa présence, un changement des noms des autres personnages et aussi des lieux. Ce glissement onomastique, parfois transparent (Pontoise est nommée Tollevoise dansL’Empan et le professeur autrichien Versbach qui accompagne le futur bachelier vers Paris se nomme Weinbein dans L’Esprit de retour), ouvre ainsi un espace ténu entre la réalité (ou le souvenir de cette réalité) et la fiction. Un espace à habiter, un jeu tectonique en quelque sorte, comme un peintre jouerait sur des variations chromatiques pour peindre cent fois le même motif. Ce jeu-là, cet espace vacant, permet aussi à chaque livre de trouver une tonalité propre. Ainsi, L’Esprit de retourqui s’inscrit essentiellement dans un temps assez court – de l’épreuve du bac au premier retour en Allemagne – glisse-t-il imperceptiblement vers une note plus douloureuse, quand, revenu dans sa maison natale, le jeune Kellerlicht sera pris par le Heimweh, le mal du pays. « Il était désormais sorti de l’enfance et de l’adolescence coupable. » Ce sont des pages sensibles, où s’entend, enfin, la fracture subie onze ans plus tôt lorsque l’enfant avait quitté, pour toujours, ses parents.
À l’aune de cette nouveauté, lire (ou relire) Un corps dérisoire surprend. La plume y est beaucoup plus vive, alternant entre la fantaisie et une délicieuse méchanceté. La colère, la rage et l’autodérision écrivent des pages étonnantes et rapides. Mordant à dents dures les bourgeoisies allemandes et françaises qui surent tirer parti aussi bien du nazisme, de la guerre que de la paix, Goldschmidt règle ses comptes avec une cruauté drôle : la course à caractère publicitaire qui ouvre Le Fidibus est, à ce titre, une merveille. On y voit des concurrents porteurs de panneaux à l’enseigne des commerçants de la ville se livrer pour les bonnes œuvres à une course carnavalesque au sortir de la guerre : « cette centaine de concurrents en short bleu, en chemise blanche et surmontés de la pancarte à larges bords rouges, quelle belle tranche patriotique et française. » La pingrerie de cette même bourgeoisie (ce qui n’a pas dû plaire à la famille Rothschild) est pointée d’un doigt vengeur dans L’Empan. L’orphelinat y est décrit comme une entreprise lucrative : « heureusement, il y eut la guerre de 1939. […] Par bonheur, les orphelins abondaient. Il y en avait à revendre. […] À partir de 1945, on leur envoya du juif de tout format et de toute provenance, de l’enfant juif au regard sombre qui criait la nuit et ne savait pas se servir d’une fourchette. » Paradoxalement, la fiction ici renforce la puissance de la charge : autobiographique, le récit serait passé pour un témoignage douloureux, une revanche sociale compréhensive. Mais romancé, il devient une flèche empoisonnée fichée dans la bonne conscience des vainqueurs. L’auteur fait mine de ne pas trop aimer ses deux premiers romans. On lui donne tort.