Les Inrockuptibles, 11-17 février 2004, par Fabrice Gabriel
Le Poing dans la bouche
À travers les mots des autres, un apprentissage de soi, par un traducteur de haut vol. Passionnant.
Georges-Arthur Goldschmidt est un grand traducteur, en particulier de Peter Handke, mais aussi, plus lointainement, de Nietzsche et de Kafka. C’est également un essayiste prolixe, fin connaisseur des littératures française et germanique, passeur de frontières et de langues, qui a déjà raconté dans La Traversée des fleuves son histoire douloureuse : celle d’un enfant allemand, luthérien d’origine juive, envoyé par ses parents en Savoie pour échapper aux nazis. Le Poing dans la bouche, sous-titré Un parcours, peut d’abord donner l’impression d’emprunter le même chemin autobiographique, puisque le premier chapitre s’ouvre sur une évocation de l’austère internat des Hautes-Alpes qui accueillit le jeune Goldschmidt en 1943.
On comprend vite pourtant que si « parcours » il y a, c’est d’abord celui d’un lecteur découvrant, comme en une extase précoce, la langue française par sa littérature. Lisant au hasard d’un manuel quelques « morceaux choisis » de moralistes du XVIIe siècle, l’adolescent a la révélation de ce que sera sa vie : une traversée des langues, presque une nage coulée, au contact – éminemment physique, évidemment sensuel – des mots. Certaines pages évoquent, de façon parfois poignante, la couleur des idiomes ou le poids de la honte, quand l’allemand, langue de la douceur maternelle souillée par les nazis, est devenu un jargon presque imprononçable. Mais ce qui frappe plus encore, et fait toute l’originalité du livre, c’est la manière dont Goldschmidt annexe en quelque sorte la littérature pour en faire son territoire propre : un espace trouble, en vérité, où se répète – de Rousseau à Kafka – une étrange fascination pour la faute, la punition, l’humiliation sans réplique. Le Poing dans la bouche cesse dès lors d’être la simple autobiographie d’un enfant bilingue pour devenir un drôle de roman d’initiation, où philosophes et poètes divers constituent des jalons nécessaires avant la révélation ultime de Kafka. « Certains livres peuvent déterminer et orienter une vie entière », prévient du reste Goldschmidt, pour qui Le Procès fut un choc inégalable : « Joseph K., c’était moi », écrit-il. Son Kafka sera donc très personnel, assez violemment incarné, réussissant ce qu’aurait manqué la philosophie pour s’aventurer plus loin que quiconque « dans l’expérience universelle de l’existence humaine ».
On pourrait certes discuter tel ou tel jugement de l’auteur, mais il faut reconnaître qu’il a su faire de son « parcours » une authentique épopée, physique autant qu’intellectuelle : le Bildungsroman d’un immense lecteur, dont l’intelligence n’exclut jamais la sensibilité.