L’Humanité, 10 mars 2005, par Jean-Claude Lebrun
Georges-Arthur Goldschmidt, le signe du double
En lisant Le Recours, l’on ne peut s’empêcher de faire le lien avec le premier livre paru de Georges-Arthur Goldschmidt. C’était en 1972, l’année où il devenait également l’un des traducteurs de Peter Handke, et l’ouvrage s’intitulait Un corps dérisoire. Trente-trois ans ont passé, mais l’écrivain né à Hambourg dans une famille de la bourgeoisie juive, exilé par ses parents au printemps 1938, six mois avant la Nuit de cristal, et caché dans un orphelinat de Megève de 1939 à 1945, continue de fouiller le terreau sur lequel il s’est constitué. Son nouveau récit autobiographique, où l’on voit poindre aussi le lecteur constant de Freud, vient encore une fois poser la question décidément centrale du corps, lieu de sensations et de pulsions contraires, et des deux langues qui, depuis la fuite hors d’Allemagne, l’occupent dans une cohabitation toujours mouvante. Si le livre rejoint, par certains côtés, l’esprit du roman de formation de la tradition allemande, il en excède cependant les habituelles limites. L’on retrouve donc l’enfant, qui était arrivé à onze ans dans l’institution. Il en a maintenant quinze. Séparé de ses congénères, traité en paria, il se trouve affecté aux travaux domestiques, jusque dans l’acception la plus dégradante du terme. Il y subit en effet des châtiments corporels et d’autres sévices, qui provoquent en lui une sensation mêlée de douleur et de plaisir. En même temps qu’il découvre son corps et l’étrange machinerie de ses émois, le pensionnaire accède à d’autres émotions jusque-là inconnues : celles que lui procurent les livres qui lui tombent sous la main, dans cette langue dont il ressent les résonances avant même d’en comprendre complètement le sens et de se l’approprier. Pour lui d’abord, la langue de la vie et de l’exploration intime, face à l’autre langue, perçue comme celle de l’arrachement, de la guerre, de la mort possible. Mais dans ces Alpes qui lui offrent un rude havre, le garçon fait des rêves de mer du Nord et d’îles, il voit se dresser devant lui les falaises de Heligoland, s’étendre l’estran de Neuwerk. L’autre langue ne s’est pas retirée. Elle se tient là, sous une apparence seulement inerte, avec ses profondeurs troubles. Georges-Arthur Goldschmidt évoque en poète, avec une infinie subtilité, cet emmêlement qui s’est opéré dans l’adolescent et ne cessera plus de se continuer. À la confusion des sentiments répondait l’entrée dans ce bilinguisme qui aura marqué toute sa carrière. Au pensionnat, le garçon avait bientôt vécu comme une distinction la particularité de son statut. Maintenu en marge, soumis aux caprices des surveillants, malmené par la directrice, il trouvait à chacun de ces instants un plaisir inconnu. En marge mais survivant, abusé mais en proie au plaisir, malmené mais vertigineusement troublé par celle qui le brusquait. Ici l’écrivain trouve un timbre d’écriture, en même temps net et grêle, comparable à celui de Musil dans Les Désarrois de l’élève Torless. Les ambiguïtés de l’adolescence se trouvent en l’espèce redoublées par la conscience indécise de sa position, la prégnance commune de l’allemand et du français en lui. De ce qui peut initialement lui apparaître comme une faiblesse – il a « honte de savoir si bien encore cette langue souillée à tout jamais » –, il fait très tôt une force, il accepte en effet cette dualité, qu’il évoquera en 1999 dans sa grande autobiographie La Traversée des fleuves. À la fin de la guerre, le jeune homme qui allait passer son bac avait quitté la Haute-Savoie et rejoint Paris qu’il connaissait déjà tant par les livres. Le récit, nourri des citations les plus éclectiques, depuis Rousseau et Rimbaud, jusqu’à Claude Michel Cluny et Marie Rouanet, montre comment chez lui, très tôt, la vie s’est confondue avec la littérature. Comment de cette vie et de ses deux langues est née une œuvre à double face, aux multiples et permanents passages. Pour cela, il avait fallu le bref retour en Allemagne, en 1949, alors que son pays natal entrait lui-même dans une longue division. Des pages d’une beauté poignante disent ces moments où fut rétablie la connexion avec le passé. Ceux qui étaient restés et avaient survécu gardaient le souvenir de wagons à bestiaux résonnant de coups sourds : tout près de Hambourg se trouvait le camp de Neuengamme. Plus tard encore, après 1990 et la réunification, il est allé à Buchenwald et a renoué avec un autre pan du temps : le souvenir de l’étudiant en médecine, ancien du pensionnat, que la milice avait exécuté en juin 1944, et qui disait dans une lettre « son étonnement quant à la capacité du corps humain à supporter la souffrance ». Une manière de lien complètement rétabli, de totale récapitulation du passé, qui ouvrait la porte à ce pénétrant et bouleversant récit.