Le Monde, 24 septembre 1993, par Jean-Claude Brochier
Dans la nuit de Heanvenbad : un port abandonné, un bar à l’enseigne effacée, des ombres discrètes. Un envoûtement signé Hugo Marsan.
Dans la nuit de Heavenbad
Notre collaborateur Hugo Marsan vient de publier un nouveau roman, Le Corps du soldat. Notre confrère Jean-Jacques Brochier, rédacteur en chef du Magazine littéraire, a accepté d’en rendre compte.
Heavenbad est un port abandonné, parcouru à pas menus par quelques ombres discrètes qui se hâtent vers leur séance de spiritisme. Sans savoir qu’elle n’aura pas lieu. Leur truchement avec le monde des fumées et des ectoplasmes s’est évanoui à son tour. La ville vient de perdre le peu de la réalité qu’elle conservait à peine : peut-être un déferlement d’envahisseurs, une troisième guerre mondiale la réanimeront. En attendant, le narrateur va déguerpir au plus tôt, après avoir soigneusement compté et rangé l’argent dans son sac de voyage, passé à son poignet la gourmette et la montre. Direction Paris, comme le marin de Nantes de Mac Orlan, la métropole où l’on se perd, peut-être parce qu’elle aussi a peu de réalité. Une chambre médiocre dans un petit hôtel de quartier et, pour seule activité mais obsessionnelle, l’écriture du souvenir.
Hugo Marsan est d’une famille prestigieuse d’écrivains où se réunissent dans d’inquiétants repas de Noël ou du vendredi saint, Gérard de Nerval et Georges Simenon, Jean Ray et le Genet du Condamné à mort. Les rendez-vous se donnent toujours dans une ville du bord de mer, un bar à l’enseigne effacée, rouvert pour la circonstance, et qui retombera dans l’oubli, sitôt finies les agapes. On y verrait bien, une fois, par jeu, le dîner en noir et blanc de Des Esseintes. On y brasse d’anciennes histoires, et on finit toujours par y parler de la guerre, de la mort ; les amours passent, effacées, incertaines et pathétiques.
Ne cherchez pas du romantisme là-dedans, mais bien la réalité si ténue du fantastique, du merveilleux triste, de la mélancolie. La tour est bien abolie, puisque le narrateur d’Hugo Marsan tire à jamais la porte de la maison où, justement, Matt l’avait logé dans une sorte de tour, dont l’entrée était un secret. Et l’ombre de Jean que Maurice s’était appropriée jusqu’à cette ultime représentation, à Heavenbad, où n’assistait qu’un seul spectateur, est enfin désenchantée. Le narrateur est bien veuf.
À lui d’entendre, dans sa mémoire et son récit, les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
Un tremblement de la réalité
Raconter Le Corps du soldat, à supposer que ce soit possible, ce que je ne crois pas, sauf à paraphraser interminablement et inutilement, serait trahir le propos de Marsan. Il y a des romans d’identification, où l’auteur prend son lecteur dans la glu des personnages, et des romans de narration, comme celui-là. Le lecteur découvre peu à peu, au rythme et au même étonnement que l’auteur, croit-il, les êtres, les décors, les crépuscules et les nuits. Où la liberté romanesque tient dans le simple déroulement des phrases, tout naturel, dans l’ordre des paragraphes, évident. Naturel, évidence, qui sont des leurres, bien entendu, puisqu’il y a un auteur, maître, en fin de compte, du jeu, mais dont la maîtrise peut décider, si elle le veut, de laisser jouer librement les épisodes, et les mots.
Ainsi de la place, fondamentale, dans cette aventure, de la guerre d’Algérie. Décrite aussi bien, et en même temps, comme l’histoire horrible que l’on sait, et comme un rêve, repris au théâtre, inversé, par Maurice et le narrateur, et qui, peut-être, n’a eu lieu que pour offrir un scénario. C’est dans cette interrogation, ce doute que se tient, justement, la littérature, le roman.
L’envoûtement qu’exerce Hugo Marsan sur son lecteur ne vient pas, ou pas seulement, des rues vides du port, du bar hésitant, des ombres vacillantes, comme dans Orphée ou Les Paravents, dans cette « zone » entre la vie et la mort, ce terrain vague, mais dans la manière efficiente dont les mots, les phrases et les épisodes appartiennent eux aussi à cette zone, à ce tremblement précis de la réalité. Jamais de preuve, d’insistance, d’explication : nous avons pénétré – et nous n’en sortirons pas – dans ce théâtre dont nous sommes l’unique spectateur, jusqu’à faire, nous aussi, partie du spectacle, et nous y dissoudre. Le roman d’Hugo Marsan est d’une force rare, qui lui donne sa place dans la bibliothèque, peu encombrée, des livres qu’on n’oublie pas.