Indications, juin 1992, par Hubert Thomas
Peut-être pourrait-on titrer ce livre : Les contraintes de l’écriture ? Mais, bien sûr, ce n’est pas là un bon titre pour un roman. Pourquoi écrit-on ? Plus précisément, pourquoi s’impose-t-on les contraintes de l’écriture ?
Des contraintes, le narrateur qui achève d’écrire un roman, s’en est donné. Et l’ouvrage d’Hugo Marsan se livre en quelque sorte à une exploration de ces contraintes, sous la forme d’une narration. Enfermé dans une chambre sans lumière, fixé à son écran d’ordinateur, l’écrivain connaît les affres du dernier chapitre. Car, c’est toujours la même question : comment faire une bonne fin ? Il a accepté le départ provisoire de Jane, sa compagne. « Ne fallait-il pas se séparer des êtres aimés pour finir le roman ? » Homme en prison, homme sans femme. Homme des douleurs, pourrait-on dire, il connaît jusque dans son corps la passion douloureuse du verbe fait chair. Car le corps de l’écrivain parle, avec ses malaises, de son déchirement. Ce n’est pas pour rien que l’on passe sans cesse du corps souffrant au corps de Jane et à la rédemption qu’il promet, notamment par l’enfant à venir.
Se déplaçant de son traitement de texte au balcon de sa chambre, l’écrivain inscrit un va-et-vient permanent à son écriture. Est-on dans son roman en train de s’écrire ? Est-on dans ses souvenirs ? Est-on dans le réel de sa relation aux autres ? C’est indécidable. Sans doute l’écrivain est-il pris dans ces directions diverses qui toutes pourtant le constituent. Le balcon ne serait-il pas ici comme un lieu symbolique qui jouerait comme l’unité d’espace, mais à titre résiduel, du théâtre classique ? Car le balcon revient à plusieurs reprises. Ce n’est pas seulement le balcon d’Angelo où s’est inaugurée la relation à sa nouvelle compagne, Jane. C’est le balcon de la maison de repos où gît la mère devenue la proie de l’ombre amnésique. C’est le balcon où il s’évade quelque temps de son texte. Mais venir au balcon et s’y pencher, n’est-ce pas convoquer encore autre chose ? Oui, l’image d’un jeune soldat pendant la guerre d’Algérie qui, par trop de peur, s’est lancé dans le vide du haut d’un mirador. Tout cela revient. Puits d’eaux mortes, puits d’eaux vives où s’irrigue l’épreuve de l’écriture.
Pourquoi s’impose-t-on les contraintes de l’écriture ? La force du roman de Hugo Marsan vient de ce que cette question de fond n’est pas esquivée, mais regardée en face. Non seulement regardée, mais habitée de l’intérieur, reprise. Même si l’on sait que la vérité de sa réponse taraude le corps, fait lever les souvenirs du malheur et renvoie aux commencements.
« Pourquoi ne pas dire simplement que je m’impose les contraintes de l’écriture parce qu’on ne m’a pas enseigné le bonheur ? ». Mais justement rien n’est moins simple à dire. Est-il si simple de reconnaître : « Aussi loin qu’il remonte dans sa mémoire le soleil est caché par le corps d’une femme dont il ne supporte pas la souffrance. Il était la cause de son malheur » ? On voudrait être comme les autres, avoir été un enfant comme les autres. Mais « elle (sa mère) lui avait appris la peur ». Cela est dit et il en coûte toujours de le dire.
L’imaginaire, c’est le domaine de l’écrivain. On aurait tort d’y voir toujours un pays de merveilles. « Sait-il déjà qu’il a choisi cette part de vie qui renie la vie : l’imaginaire. » Hugo Marsan nous rappelle que la vérité d’une écriture peut être aussi une vérité souffrante. Il le fait sans apitoiement, sans amertume. Avec une belle sobriété.