Le Nouvel Observateur, 17 mai 2012, par Didier Jacob
Elfriede Jelinek, la sexorciste
Entretien avec Elfriede Jelinek. Propos recueillis par Didier Jacob et traduits de l’allemand par Sophie-Andrée Herr.
Prix Nobel 2004, Elfriede Jelinek n’a cessé de faire scandale en Autriche, où on l’accuse de fanatisme et de pornographie. Elle publie deux livres et se confie. Entretien.
Qui eût dit que la romancière la plus impopulaire d’Autriche, maintes fois brocardée dans la presse populaire pour ses écrits « pornographiques », et qu’un magazine autrichien traita même de « sexorciste », irait chercher l’inspiration dans la dernière composition, douloureuse mais feutrée, de Schubert ?
Sorte de long monologue où elle évoque aussi bien le sort de Natascha Kampusch que la pratique du ski, sport national autrichien, son Winterreise1 est un vade-mecum de ses hantises capitales, un texte envoûtant où elle ironise sur les siens (« cette énergie pour me chasser, me mettre dehors ! ») et tire à vue sur l’éternel épouvantail jelinekien : la domination masculine. Un cheval de bataille qu’elle éperonne furieusement, et avec une drôlerie irrésistible, dans les deux pièces de théâtre que publient les Éditions Verdier (notamment Restoroute, où elle s’amuse des velléités échangistes de quelques-uns de ses compatriotes). Explications.
Pourquoi cette référence à Schubert et à Winterreise ? Êtes-vous une auditrice fervente de musique classique ?
Je n’écoute plus que très rarement de la musique, mais je l’ai étudiée et j’ai souvent joué l’accompagnement de Winterreise au piano. Cette œuvre restera toujours l’une des plus importantes pour moi.
Souhaitez-vous choquer ?
Non, vraiment. Et même si on me prête l’idée d’avoir pu le désirer un jour, cette époque est révolue. Peut-être dans ma jeunesse.
Ressentez-vous du plaisir en écrivant ?
Oui, j’ai beaucoup de plaisir à écrire. En fait, le plus important pour moi, c’est d’écrire, je veux dire l’acte même d’écrire.
Vous avez obtenu les plus grandes distinctions, mais vous êtes aussi l’écrivain la plus isolée. N’est-ce pas paradoxal ?
Non, absolument pas. L’écriture est une affaire solitaire, on est toujours seul. Je ne peux pas l’envisager autrement, même si de nombreux collègues parviennent très bien à travailler dans les cafés voire dans les trains. Ce qui advient du texte écrit ne concerne plus nécessairement l’auteur, même si ça peut l’intéresser, notamment dans la pratique théâtrale. Mais par principe j’évite les gens, ce prétendu public de lecteurs, et c’est là, avant tout, pour me préserver.
Depuis le Nobel, les gens ont-ils changé, dans votre pays, à votre égard ?
Oui, ça tient peut-être à mon imagination, mais contrairement aux critiques qui sont devenus plus prudents, les gens me haïssent davantage.
Ne ressentez-vous pas, après tant de combats, politiques, culturels, un désir de paix ?
Oui, tout à fait, je dirais même que je ne souhaite rien de plus que d’être laissée tranquille, qu’on me laisse en paix, comme on dit.
La place de la femme dans notre société, bien qu’ayant évolué, ne semble toujours pas florissante. Vous accusez les hommes, mais vous accusez aussi les femmes, coupables à vos yeux de se satisfaire de la domination masculine ?
Je n’ai jamais tenu les hommes pour seuls fautifs, c’est tout le système patriarcal et phallocentriste que je condamne, ce système qui ne croit pas, par exemple, au grand potentiel scientifique et culturel des femmes, à leur puissance de création – et cela me concerne également même si je me suis désormais imposée dans mon métier et que j’ai même eu droit à quelques distinctions. Le mépris du patriarcat dominant envers l’œuvre des femmes est l’un de mes principaux thèmes, et c’est aussi ce qui me fait le plus souffrir. Le mépris est une chose très subtile, seul celui qui en est la victime le ressent, le dominant n’en a souvent même pas conscience, ce qui équivaut à mépriser doublement.
Aujourd’hui, les femmes sont certainement plus nombreuses à écrire, mais il n’y a que l’œuvre des hommes qui compte. J’ai toujours considéré que c’était un problème global de société et je critique également les femmes pour s’être rendues complices du pouvoir. Disons que l’homme se définit par son travail, la femme par son être, par son corps. Et elle ne compte que tant qu’elle est jeune et, si possible, jolie.
Avec quels écrivains vous sentez-vous proche aujourd’hui ?
Question difficile, car je lis hélas trop peu de littérature contemporaine. Je suis irrémédiablement une fan de polars. Et un polar, c’est souvent bien plus tentant à lire que la littérature. J’avoue ma faute. J’ai bien sûr mes auteur(e)s préféré(e)s, mais je ne veux pas les nommer. C’est très personnel.
Vos livres sont souvent agressifs, mais ne peut-on aussi les lire pour leur humour, un humour unique qui semble directement issu de l’humour juif…
Ça se pourrait bien. Mes parents usaient d’une langue pleine d’esprit, ils avaient un humour acéré. Ça m’a valu des éloges et la reconnaissance de la branche juive de ma famille. Moi, en fait, j’étais volontiers assez drôle, avec une diction un peu bizarre, c’était même valorisé dans mon école religieuse où normalement rien ne prêtait à rire. J’ai donc été suffisamment gratifiée. Bizarrement, en Autriche, on me considère en général comme une fanatique sans humour. Ce qui est d’autant plus étrange que la littérature autrichienne a bien plus d’humour que la littérature allemande. On ne voit toujours que mon côté agressif, jamais le côté drôle.
Vous aimez peu voyager. Pourquoi ?
J’aimerais bien voyager, mais je ne peux plus. Je soufre d’une angoisse maladive et je reste la plupart du temps clouée chez moi. J’aimerais qu’il en soit autrement. Ca ne se décide pas (ou pas seulement).
Pouvez-vous décrire le bureau où vous travaillez ?
À Vienne, dans une maison individuelle. Une petite chambre qui donne sur mon jardin et sur une montagne verte, boisée. À Munich, où je ne suis et ne travaille que rarement, dans la plus grande pièce d’un appartement de location, situé dans l’une des parties les plus bruyantes de la ville, ce qui ne favorise pas vraiment le travail.
1. Winterreise, traduit par Sophie-Andrée Herr, Seuil, 2012.