L’Express, 31 octobre 2002, par Olivier Le Naire
Michon en majuscules
L’auteur des Vies minuscules – livre culte des années 1980 – revient avec Abbés, mais surtout Corps du roi, son ouvrage le plus intime. Rencontre.
Cinq ans de silence. Cinq ans que ses lecteurs assidus – amoureux de style et de profondeur – attendaient que Pierre Michon leur fasse signe. Les voici enfin récompensés de leur patience avec deux livres courts et denses, Abbés et Corps du roi, qui, sortant simultanément aux éditions Verdier, constituent à eux seuls l’un des événements littéraires de cet automne. Certes, Pierre Michon, toujours mal connu du grand public, n’était pas guetté avec la même frénésie médiatique qu’une Amélie Nothomb ou qu’un Philippe Sollers, puisque notre homme, identifié par une critique quasi unanime comme l’un des meilleurs écrivains français contemporains, reste, malgré la reconnaissance qui l’accompagne, un personnage discret et atypique. Un auteur rare, comme le confirment à la fois son parcours et son rapport amoureux, exigeant, presque vital, à la littérature.
Né en 1945, fils d’un couple d’instituteurs, Michon, abandonné par son père à l’âge de 2 ans, aura attendu de souffler ses 38 bougies pour enfin réussir à écrire l’œuvre majeure qui mûrissait en lui, ces Vies minuscules devenues l’un des livres cultes des années 1980, où il tentait de dépasser le traumatisme d’une enfance sans père passée dans son hameau natal de la Creuse. En huit portraits cardinaux retraçant sa généalogie, fouillant son histoire jusqu’aux plus frêles racines, Michon, servi par un beau style à la fois classique et inventif, livrait son chef-d’œuvre à travers cette quête du père – autant dire une quête de soi.
Installé aujourd’hui auprès de sa fille Louise (3 ans) dans une modeste petite maison nantaise encombrée de livres et de jouets d’enfant, Michon, dans son bureau du premier étage qui ressemble curieusement à une cellule monacale où l’on aurait mis le foutoir, se confie sur cet épisode de sa vie : « C’est Louis-René des Forêts qui m’a fait entrer chez Gallimard en 1984, quand personne ne me connaissait. J’ai mis dix-huit ans à écrire ces Vies minuscules, qui m’ont en partie libéré du poids du passé. Ce livre m’a sauvé bien plus efficacement que mes analyses avortées. Lorsque l’ouvrage est paru, il était temps : j’étais en voie de clochardisation. J’avais vécu une enfance campagnarde, reléguée, et, à 20 ans, la culture me faisait encore défaut. Je me suis alors inscrit en lettres. Je buvais pas mal et je lisais beaucoup, je vivais de petits rôles au théâtre. Lorsque le livre est sorti et a été salué par la critique et un petit cercle de lecteurs – il n’y en a eu que 2000 pour la première édition, et 60 000 depuis – cela a bouleversé ma vie. »
Statufié et révéré dès son premier livre, donc, Michon aurait pu céder à la facilité, au vedettariat, aux sirènes de l’argent. C’est la voie inverse – sa pente naturelle – qu’il a choisi de suivre : celle de la réserve et de la lente maturation. De la fidélité à lui-même. Depuis 1984, il n’a publié que huit livres (sept recueils d’un genre inclassable et un roman), beaucoup moins autobiographiques que Vies minuscules. Il poursuivait ses réflexions sur l’art, la littérature et, de manière oblique, la paternité au sens large du terme. Goya, Rimbaud, Faulkner, Van Gogh… : il s’est appuyé sur des modèles pour tenter de mûrir et d’éclaircir les thèmes qui l’habitaient, et de se remettre du grand bouleversement que fut son premier livre.
De la difficulté d’achever. Il a bien tenté d’écrire un grand roman qui devait s’intituler L’Origine du monde. Un ouvrage où il était question d’une buraliste sensuelle, de préhistoire et d’archaïsmes. Mais survint alors tout ce battage autour du tableau de Courbet, et seuls les trois premiers chapitres du roman ont finalement été publiés, sous le titre La Grande Beune. « J’ai une difficulté à achever, reconnaît Michon. Le roman faisait 300 pages, il y en avait 200 de trop. Je joue ma vie sur chaque texte et je ne peux le lâcher que lorsque je suis certain qu’il est fini. Cela peut prendre des mois, des années. » Le psychanalyste et éditeur J.-B. Pontalis, qui, de son propre aveu, « rêverait d’avoir le vingtième du talent de Michon », confirme : « Lorsque je lui ai commandé un essai autour de Rimbaud, pour Gallimard, Pierre m’a envoyé très vite les 80 premiers feuillets, qui étaient formidables. Seule la fin, une dizaine de pages, clochait. Il a mis un an à la retravailler avant d’en être satisfait. »
Autant dire que Michon, s’il vit de sa plume, en vit mal, et ne réussit à boucler ses fins de mois que grâce à des bourses ou des subventions de collectivités locales qui lui commandent des textes. Il publie aussi dans les revues, et voyage grâce aux invitations d’organismes culturels ou de pays étrangers. Dans les périodes de dèche, Verdier, son éditeur, lui assure un revenu minimum en le mensualisant. Pendant ce temps, l’écrivain rêve. Il rêve d’un « beau malentendu » avec des ventes miraculeuses, de s’acheter de l’art africain, des manuscrits d’auteurs vénérés et… une Mégane Scénic.
Malgré tout, Michon, qui, grâce à la littérature, réussit à affronter une vie a priori invivable, avance, se réconcilie vaille que vaille avec l’existence, comme le prouve Corps du roi, son premier livre vraiment intime depuis Vies minuscules. Dans cette série de fragments littéraires, il déboulonne avec humour et fantaisie la statue des idoles – Beckett, Flaubert, Faulkner, Hugo… – pour mieux la reconstruire, démontrant ainsi qu’un écrivain, même s’il est presque toujours « comme les pharaons, un imposteur au masque d’or », tient aussi son génie de cette prose qui fait corps avec lui. « Dire l’imposture, c’est la dépasser. L’aveu est toujours un dépassement de l’aveu. Cela procède de la même technique que la confession. »
Mais surtout, dans ce texte capital, Michon évoque sa mère, et aussi sa fille. « Quand j’avais 25 ans, Booz endormi, ce poème d’Hugo sur la « paternité massive », comme dirait Lacan, me faisait sangloter, sans que je sache trop pourquoi. Aujourd’hui, je tiens l’explication. Ce poème, c’était mon père dormant et moi-même qui n’aurai jamais d’enfant. En fait, c’était sans doute une sorte d’Annonciation. Avec la mort de ma mère, mais surtout la naissance de ma fille, je suis passé, comme par miracle, de l’autre côté. Autrefois, j’étais un vide souffrant ; maintenant, je suis sur la voie de la douleur moindre. »
Et pourtant, comme l’indique Corps du roi, la tentation autodestructrice, « cette noirceur fondatrice dont toute œuvre doit payer le prix », est toujours là, présente, obstinée. En parlant sans fard, dans une scène tragi-comique, de son combat contre l’alcool et de cette part noire de lui-même avec laquelle il lui faut cohabiter, Michon tente une nouvelle fois d’explorer et d’exorciser, notamment en écrivant, cette nigredo qui sourd en chacun de nous. « Lorsque j’ai travaillé sur Abbés, ces trois petits textes qui se déroulent en l’an mil, où il est question de la paternité, de la jalousie et du nihilisme, j’étais en cure de désintoxication. Je me suis enfermé et j’ai noirci mes pages. J’ai remplacé une ivresse par une autre. »
Oui, pour Michon, la littérature est une consolation. « J’ai peut-être écrit les Vies minuscules aussi pour consoler ma mère », confie-t-il. Le jour où, avant de mourir, elle fut transportée sur une civière pour aller à l’hôpital, elle tenait encore le livre serré contre son cœur.