Valeurs actuelles, 18 octobre 2002, par Bruno de Cessole
Des deux corps de l’écrivain
Dans un livre fameux Ernst Kantorowicz a formulé, à partir du cas exemplaire de Frédéric II de Hohenstaufen, sa théorie des deux corps du roi le corps mortel, sujet aux vicissitudes et aux injures de la vie, et le corps immortel, corps glorieux qui survit à l’enveloppe charnelle. Ce qui faisait dire aux juristes de l’Ancien Régime qu’en France, jamais le roi ne meurt. D’où la parole rituelle au lit de mort des monarques : « Le roi est mort, vive le roi ! »
Tout au long de son Contre Sainte-Beuve, Proust file la même métaphore, qui s’attache à montrer que l’écrivain ne saurait être confondu avec sa représentation sociale, et que chercher la clé d’une œuvre dans le petit tas de secrets d’une biographie revient à faire éclore la transcendance de l’immanence. Ce qu’Henry James dans ses réflexions critiques sur la littérature avait lui aussi perçu et exprimé.
Curieux des chroniques et des annales, et doué du talent d’extraire de la gangue de l’anecdote le noyau du sens, Pierre Michon transpose avec bonheur cette symbolique des deux corps du roi aux monarques sans terres et sans couronne que sont les grands écrivains. Il y a le corps éternel des rois de plume, « que le texte intronise et sacre et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett » et le « corps mortel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine ».
Parfois il arrive que sur un portrait tel celui de Beckett par le photographe turc Lufti Ôzkôk, qui ouvre le livre de Michon les deux corps du roi se superposent et qu’apparaissent ensemble la défroque mortelle et le Verbe vivant, l’individu transitoire et la littérature incarnée. L’occurrence, cependant, est rare. D’ordinaire, le second corps du roi n’est visible qu’aux voyants, ou ne s’impose, longtemps après, qu’aux yeux myopes des professeurs. Qui, de leur vivant, même parmi leurs proches, sut reconnaître en Flaubert ou en Faulkner les monarques appelés à régner sur les terres sans frontières de la littérature ?
Entre l’essai et le récit, dans le style si particulier qui est le sien aux antipodes de l’abstraction, irrigué de la sève de la vie, nourri du grain des choses, et semé de « divins détails » –, Pierre Michon s’interroge sur le sérieux avec lequel les grands écrivains considérèrent la littérature, sur la justification de l’acte d’écrire, qui est de « rendre des oracles ». Dans son art, l’écrivain, ainsi que le confiait Flaubert assouvit tout, fait tout, est à la fois roi et peuple, victime et prêtre. Il est à la fois la parole de Dieu et sa dérision. Tandis que pour la plupart des « mains à plume » les livres se bornent à tisser, pour la distraction des lecteurs, de banales petites histoires humaines, Pessoa ou Faulkner, eux, savent d’emblée que les livres sont assignés à voir ce que personne n’a vu, à dire ce que personne n’a dit, ce que personne ne peut dire, qu’ils sont voués à atteindre le Sublime ou à n’être rien…
… et de Pierre Michon l’admirable
L’auteur des Vies minuscules, de Maîtres et Serviteurs, de L’Empereur d’Occident, de Rimbaud le Fils, n’est sans doute ni Flaubert, ni Faulkner, ni Pessoa, il n’est pas un phare ni un éléphant des lettres, mais ce qu’on appelle un « petit maître » de la littérature, comme Thomas De Quincey, Marcel Schwob, Paul, Jean Toulet ou Alberto Savinio. Ces petits maîtres qui sont l’honneur et le sel de la littérature. Et qui témoignent du sérieux à quoi engage l’acte d’écrire comme de la tension nécessaire vers le sublime qui définit et sacre l’écrivain véritable. En font foi les trois admirables récits (parus chez le même « petit » éditeur dont la cohérence et l’exigence éditoriale en remontrent à bien de prétendus « grands ») qui composent Abbés, récits inspirés d’anciennes chroniques bénédictines, et non moins excessifs et sauvages que les paysages, les hommes et les passions de l’an mil, quand le moine Raoul Glaber discernait avec effroi les signes de la fin des temps dans la nuit d’Occident.