Télérama, 20 novembre 2002, par Michèle Gazier
Ceci est leur corps
Depuis Vies minuscules, son premier livre, paru en 1984, Pierre Michon occupe une place à part dans le paysage littéraire français. Ni tout à fait romancier, ni vraiment nouvelliste, ni purement poète ou essayiste, il construit à la lisière de tous ces genres une œuvre narrative qu’inspirent les hommes célèbres ou inconnus. Le mystère de l’humain et celui de la création se fondent dans son imaginaire, tout comme se recouvrent le geste du paysan au champ, du chasseur, de l’humble travailleur, et celui de l’artiste. Le tout réuni dans le mystère de la nature, de la création, la douleur des origines. Et dans celui de l’oubli ou de la postérité. Le corps des hommes, créateurs ou simples créatures, est vulnérable, putrescible. Mais outre ce corps réel, il existe, pour ceux dont la gloire, l’œuvre débordent la chair vouée à la destruction, un corps éternel, au-delà du temps terrestre. C’est ainsi que l’historien anglais Ernst Kantorowicz analysait l’éternité des rois au Moyen Âge, qui, remarquait-il, ont deux corps. Partant de cette analyse, Michon se penche, dans Corps du roi, sur quelques écrivains célèbres dont il étudie l’image objective et photographique (Beckett, Faulkner) ou l’image subjective, intérieure, qui transparaît en marge de leurs écrits (Flaubert). Lecture intime ou extérieure, regard porté sur la douleur des mots ou des corps qui les expriment, ces analyses de Pierre Michon dessinent en filigrane un autoportrait de l’auteur. Dans ce même recueil, composé de cinq courts essais littéraires, arrêtons-nous sur Le ciel est un très grand homme, qui clôt en beauté le volume. Michon y évoque deux moments de sa vie : la mort de sa mère et la naissance de sa fille. Dans ces deux situations extrêmes, l’écrivain bouleversé cherche à exprimer, à travers la prière, la douleur ou la joie qui l’étreignent. Pour la mourante tant aimée, pas le plus petit Pater remontant d’une enfance chrétienne. En revanche, des vers jaillissent d’une mémoire révoltée : La Ballade des pendus, de François Villon… Pour l’enfant qui paraît, non plus, pas le moindre Ave Maria, mais les vers de Victor Hugo : Booz endormi. Comme si la poésie, plus que la prière lointaine, était une respiration de l’âme en joie ou en peine, l’exhalaison d’une parole profane fondue dans notre chair. Dans Abbés, deuxième et bref volume de cette livraison Michon, l’écrivain retrouve sa veine campagnarde, son goût pour la belle langue charnue et ancienne, pour la noblesse des gestes d’un quotidien violent, où l’homme savait en naissant qu’il était sorti de la glèbe et retournerait à la glèbe. Mi-nouvelles, mi-chroniques d’une existence entre Terre et ciel, les trois récits d’Abbés nous emportent dans des paysages indécis où les frontières entre les éléments sont abolies. Univers de lutte avec la nature, les animaux, les autres hommes. Les personnages moyenâgeux de ces chroniques cherchent la paix du ciel et la jouissance des corps. Images récurrentes de la chair déchirée, du sang versé, du feu qui brûle et purifie à la fois. Le corps des femmes est désirable, désiré, pris dans la force et la douceur. Les abbés de Michon cherchent Dieu à travers leurs semblables, fer au poing. Ils croient à la force des symboles, au poids du passé, à la vertu des saints, à la puissance des reliques. Ils croient à la vie qui renaît dans le ventre des femmes qui passent, à la blondeur divine d’une enfant inconnue qui a la même chevelure ou les mêmes yeux qu’eux. Ils savent que rien n’est acquis sur cette terre brève, et que « toutes choses sont immuables et proches de l’incertain ».