Le Soir, 23 octobre 2009, par Jean-Claude Vantroyen
« Les Onze » ou la métaphore de la force de l’écriture
Pierre Michon est un thaumaturge. Il m’a ensorcelé par la seule force de son écriture. Son dernier (petit) livre parle du célèbre tableau de François-Élie Corentin, Les Onze. Oui, celui qui est installé tout au bout du Louvre, au pavillon de Flore, et qui représente les onze membres du Comité de salut public en 1794, les auteurs de la politique de la Terreur.
En ces temps où la volonté révolutionnaire, l’incertitude du lendemain et la guillotine se mêlent dans un concert de boue, de sang et de haine, la toile de Corentin, qui lui a été dûment commandée est le symbole éclatant de la seule certitude, celle des Onze. Il n’y a plus de roi, Dieu est un chien, seul reste le Comité de salut public, seuls substituent les Onze, phare dans la nuit et dans l’océan mouvementé du temps.
Le style de Pierre Michon est tellement dru, inhabituel, il roule tant dans la bouche qu’il désarçonne dans un premier temps, comme une marmelade d’agrumes, avant de s’imposer, de séduire, d’enthousiasmer. Dans cette langue grondante, Michon raconte Corentin, les Onze, la « cène » révolutionnaire comme il baptise le tableau. Il répète la liste des onze apôtres comme une litanie, il décrit l’œuvre de 4m30 sur 3m avec une saisissante force d’évocation, on les voit les Onze, Billaud, Carnot, Prieur et Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barrère, Lindet, Saint-Just et Saint-André, leurs habits, leurs cravates, leurs chapeaux, leurs plumets « à la nation ». Avec tant de pénétration qu’on est saisis, fascinés, admiratifs devant la puissance de cette royauté collective que forment les Onze et le talent du peintre.
Et on est complètement blousés. Pierre Michon a tout inventé. Le peintre et le tableau. Allez au Louvre, il n’y a pas de Onze, surfez sur Internet, il n’y a pas de François-Élie Corentin. Pierre Michon m’a eu et j’en suis heureux. Il m’a fait toucher du doigt la littérature.