La Montagne, 7 juin 2009, par Daniel Martin
L’évidence d’un grand maître
Figure majeure de la littérature contemporaine, Pierre Michon connaît un immense succès avec Les Onze, son nouveau roman. Une œuvre complexe et passionnante. Quelques éléments de décryptage.
Pierre Michon est apparu en 1984 avec Vies minuscules. Livre considéré, aujourd’hui, comme un classique contemporain. Vinrent ensuite Vie de Joseph Roulin, Rimbaud le fils, Maîtres et Serviteurs, Abbés, La Grande Beune, etc. et, maintenant, Les Onze. L’histoire de Corentin, le peintre de province qui après s’être fait un nom dans le Paris de l’Ancien Régime, survit sous la Révolution. Accepte d’immortaliser les membres du Comité de salut public en un vaste tableau, son chef d’œuvre que les foules admirent au Louvre, où il a supplanté La Joconde…, dit-on.
On pourrait penser que les clés de ce roman se trouvent dans l’autoportrait que l’on devine en filigrane. Comme si, après avoir servi tant de personnages anonymes, minuscules ou célèbres, Pierre Michon avait choisi d’occuper la place. Qu’en dit-il ?
Lorsque j’ai eu l’idée de ce livre en 1992-93, j’avais dans les 50 ans, l’âge où l’on a peur de vieillir. Corentin était celui que je craignais de devenir, vieux et à moitié fou, calculateur et impitoyable. Et, dans le même temps ce vieux braque, revenu de tout, me plaisait. Quinze ans plus tard, c’est moi. Mais, contrairement à ce que l’on dit, j’ai mis assez peu de ma part intime dans ce livre. Ou alors ce que j’y ai mis est théâtralisé, exagéré. Corentin n’est pas à mon image (sauf qu’il a 63 ans). Peut-être est-il à l’image de ce que j’aurais voulu être, si j’en avais eu la carrure.
Bien qu’il soit, à votre image, contemporain et nourri du passé ?
Il est, exactement, intempestif, c’est-à-dire d’aucun temps. Il ne fait pas du tout partie de ces hasbeens amers qui disent du mal de leur époque ! Il n’a pas le dégoût du présent. Il met son temps à son service. Sans jamais se mettre au service de son temps. Toutes les techniques, il se les annexe, les vieilles comme les nouvelles.
Même face aux Onze, des artistes ratés, frustrés ?
Non, ils ne sont pas tout à fait, pas tous, « ratés » ni « frustrés ». Ils ne « se vengent » pas de la littérature ; leur péché est de continuer à faire de la littérature en passant au pouvoir. Alors que l’artiste domine le temps, le pouvoir.
L’art, plus fort que le pouvoir ?
C’est un secret de Polichinelle ! Bien sûr que l’art baise la politique : voilà ce que dit ce tableau.
Plus fort que l’instant ?
Oui, et absolument. Tout en y collant étroitement.
Sans vouloir en rajouter sur l’autoportrait : il y a encore la mère, l’enfance, la province, l’absence du père…
J’ai beaucoup pensé à Picasso, pour le caractère de Corentin. Comme Corentin, Picasso a un compte à régler avec les arts : son père, un peintre invendu et pauvre, lui aurait fait jurer sur son lit de mort, de le venger. Le venger de quoi ? Du mépris du public ? De la surdité des pouvoirs ? De la peinture elle-même ? De tout à la fois…Ce qu’est parvenu à faire Picasso, dans son insolente réussite.
Pourquoi cette haine vis-à-vis du père absent, « le rival » ?
Haine, vraiment ? Ne voyez-vous pas qu’en dernière analyse, même en le massacrant, Corentin console la vie bousillée de son père, le fantôme de son père ? Un acte d’amour.
Pourquoi la Terreur ?
Parce que je l’aime et qu’elle me fait peur.