La Croix, 7 mai 2009, par Patrick Kéchichian
Pierre Michon dans l’ombre du tableau
Auteur rare, sept ans après Corps du roi et Abbés, Pierre Michon publie Les Onze (ceux du Comité de salut public fondé en 1793 par Robespierre), fable mêlant superbement Histoire et histoire de l’art.
Il sera temps, plus tard, d’étudier en détail l’œuvre de Pierre Michon, d’évaluer sa place dans la littérature contemporaine, d’analyser doctement le mythe et l’idéologie qui se développent autour de l’écrivain. L’essentiel, pour l’heure, c’est d’accueillir ici et maintenant les livres que Michon considère comme achevés et qu’il donne à lire – et Dieu sait qu’il prend son temps, ne publie pas à la légère. L’effet d’étonnement, de sidération joue alors à plein. Il n’y a plus cette réserve qui protège, prémunit le lecteur. Cependant, il ne s’agit nullement de suspendre son sens critique, mais, au contraire, de l’exposer au bouleversement. Se laisser saisir avant de saisir, d’analyser. Ne pas retourner l’objet proposé dans tous les sens, puisque le sens, c’est lui, l’auteur, qui le construit, le compose, puis semble le soustraire à notre raison. Mais il travaille à l’aveugle : ce sens, cette raison, il ne les possède pas. Comme tout grand écrivain, Michon établit ainsi une relation singulière avec son lecteur. Elle est tendue, violente. Pas de complicité, pas de démagogie dans ce « Monsieur » par lequel il nous interpelle, mais une volonté de sacralisation, de dramatisation de l’espace littéraire.
Quant à la violence, c’est d’abord celle de la langue souveraine de l’écrivain, noire, lourde de tout ce qu’elle charrie d’images, de mémoire et de rage. Archaïque et savante, elle est traversée de fureurs comme d’éclairs. Une langue qui nous laisse pantois, déboussolés, qui, au sens propre, nous ravit pour nous conduire hors de nous-mêmes. On songe à un vers de Booz endormi (poème de Hugo que Michon affectionne particulièrement) qui place où il faut cette souveraineté, et aussi sa visée transcendante, sacrificielle : « Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu. » Et ce chant, dans la bouche de Michon, est déchirant.
Les Onze sont les membres du Comité de salut public mis en place par Robespierre en 1793. À partir de ce moment, la Révolution se continua dans la Terreur, ce « comble de l’Histoire ». Pierre Michon ne la raconte pas, cette Histoire : il la déplace pour la « faire tenir debout » selon l’axe qu’il a choisi. En elle, il veut s’emparer d’un objet compact, entrer dans l’intelligence de ce que l’on peut approximativement nommer : le destin des hommes. Mais destin est un mot trop noble, trop calme… Car les « féroces enfants à grandes piques » ne dominent pas l’Histoire, et encore moins leur destin. En fait, ils ne sont que les figurants sordides et cependant glorieux d’un « grand tableau d’ombre ». Un tableau à la surface duquel il faut chercher une sorte de « clarté » vacillante, le principe qui anime leurs figures.
Et Les Onze, c’est également ce tableau, « la très énigmatique muraille […] sur quoi l’histoire s’est juchée ». II a été peint par François-Elie Corentin. On le trouve « dans la chambre terminale du Louvre, le saint des saints, sous la vitre blindée de cinq pouces ». Mais c’est une illusion. Les Onze,pas plus que Corentin, n’ont d’existence réelle. Et Michelet n’a jamais trouvé son inspiration dans cette scène. Tout, de la généalogie du peintre à la commande du tableau par trois membres du Comité révolutionnaire – une scène stupéfiante – est inventé, rêvé, cauchemardé, puis hurlé… Mais parce que « chaque chose réelle existe plusieurs fois, autant de fois peut-être qu’il existe d’individus sur cette terre », parce que « l’Histoire est une pure terreur » et que « la terreur nous attire comme un aimant », il fallait s’élever, par la littérature, à ce sommet, à cette beauté. Non pour dominer le monde et l’Histoire, mais pour recevoir leur souffle. Et le restituer.