La Provence / La Corse, 13 décembre 1997, par Edmonde Charles-Roux
Deux frères fous de toros
Quand, sous le choc, de la disparition de son frère cadet, Alain Montcouquiol essaya de lutter contre un chagrin envahissant en assemblant des bouts de souvenirs comme il aurait ramassé, au hasard, les feuilles tombées d’un arbre, se doutait-il que son témoignage serait à ce point bouleversant ? Il y a dans ce livre une leçon d’amour comme on voudrait que tous les hommes en lisent. Il fallait pour l’écrire avoir partagé avec le disparu la même passion d’un art, celui de toréer, avoir comme lui, connu des années de misère et d’apprentissage, avoir vécu les mêmes triomphes dans toutes les arènes du monde jusqu’à l’accident, jusqu’au drame détruisant tout sur son passage. Ce livre, seul Alain Montcouquiol pouvait l’écrire.
L’auteur, le frère aîné, est ce jeune Nîmois qui estoqua son premier toro à Jaèn, en Espagne, en juillet 1964, et qui, sous le nom d’El Nimeño, devint l’un des premiers toreros français. En 1974, lorsqu’il mit un terme à sa carrière, ce fut pour guider, instruire et protéger son jeune frère, le petit Christian et faire d’un gamin inconnu un adolescent enthousiaste, affectueux et sensible. Celui qui, sous le nom de Nimeño II, devint le plus grand torero français de tous les temps. L’histoire est magnifique. Cela commence à Nîmes entre bandes d’adolescents des quartiers populaires. C’est d’abord la passion des toros, de la corrida, des arènes, de l’envol jaune et rose des capes, de l’éclair fulgurant de l’épée, du drame du toro lorsque mort, il est emporté, tout sanglant, tout poussiéreux, par les chevaux. Et dans ce petit morceau de garrigue, dont les gamins ont fait une arène, ce sont les rendez-vous quotidiens pendant lesquels des toreros en herbe miment les charges des toros avec des guidons de bicyclette, prennent des attitudes et copient les gestes des maîtres du jour.
De corrida en corrida, le lecteur suit la dangereuse montée en puissance de Christian, depuis sa première apparition à Nîmes, ses débuts en Espagne, lorsqu’il obtient pour la première fois les deux oreilles et la queue de son adversaire, tandis que son frère aîné, dans l’ombre, partage ses peurs, ses angoisses, la terrible trouille de celui qui se prépare à jouer son existence devant les cornes d’un toro et, par procuration, participe à une carrière qui s’annonce prestigieuse. Alain, vit au cœur du drame de Christian. Son témoignage est passionnant. À l’instant où Christian revêt son habit de lumière, que nous dit Alain ? : « C’est un travail très étrange de transformer en torero cet homme nu isolé un instant du monde dans la solitude d’une chambre anonyme, pour, peu à peu, l’amener à se retrouver, à se sentir à nouveau fort, courageux et beau, alors que toutes ses pensées ne lui rappellent que sa faiblesse, sa vulnérabilité… » Chaque voyage, chaque corrida, entre 1969 et 1989, tous les triomphes de Nimeño II sont là rassemblés dans ce livre. Alain nous les raconte dans une langue sobre et précise. Jusqu’à l’ultime triomphe, celui de la corrida historique du 14 mai 1989, lors de la feria de Nîmes où, par un vent terrible, le mano a mano avec Victor Mendez, se termine par la blessure de ce dernier qui reste allongé sur le sable à son premier toro, et que Nimeño affronte seul les six toros suivants, six toros de Guardiola. Ce jour-là, le jeune matador est porté en triomphe dans son habit blanc et or.
Le 10 septembre 1989, Pañolero toro de Miura, infligea à Nimeño une gravissime blessure qui le laisse la nuque brisée. Il reste plusieurs jours entre la vie et la mort. Mais Nimeño veut vivre, il veut guérir. Sa rééducation fait de lui un homme presque intact, un homme qui marche droit, qui pense, qui parle, mais… qui ne peut plus toréer. Christian tiendra contre vents et marées environ deux ans. Sans cesse il est soutenu, surveillé et encouragé par son frère. Alain ne le quitte pas. Soudain, plutôt que de continuer à vivre avec, enfoui au fond de lui-même, son rêve perdu, Christian met fin à ses jours, en juin 1991. Il avait 27 ans, et n’avait prévenu personne, pas même Alain.
Pendant les nuits tragiques où Nimeño luttait sur un lit d’hôpital, son frère Christian pour ne pas sombrer dans le désespoir se répétait encore et encore, une phrase entendue un jour au Mexique : « Pense fort à lui, recouvre-le de lumière… »
Alain Montcouquiol peut être fier et même très fier d’avoir écrit un livre aussi beau.