Le Nouvel Observateur, 15 mai 1997, par Claude Weill
Nimeño et son double
On pourrait raconter l’histoire ainsi : Christian Montcouquiol, dit Nimeño II, né le 10 mars 1954 à Spire (RFA). Promu matador le 28 mai 1977 à Nîmes, il est reconnu comme le plus grand torero français de tous les temps. Nombreux triomphes en France, en Espagne et en Amérique latine. Grièvement blessé à Arles le 10 septembre 1989 par un toro de Miura, il se donne la mort, le 25 novembre 1991, dans sa maison de Caveirac (Gard).
Mais la vérité d’un torero ne se laisse pas facilement piéger dans les repères de sa biographie. Les toreros ont des destinées multiples. Des existences chaotiques, des fragments de vie qui parfois, mises bout à bout, composent un destin. Chaque date, chaque épisode y ouvre sur un mystère. Et le plus insondable de tous : pourquoi, par quel orgueil, un jeune garçon, fût-il né en Allemagne sous un patronyme d’origine auvergnate, décide-t-il un jour, quand d’autres se rêvent footballeurs ou experts comptables, de jouer sa vie devant les toros ? Et pourquoi, par cet acte, donne-t-il à chacun de nous l’illusion d’être plus libre ?
Recouvre-le de lumière le livre d’Alain Montcouquiol sur son frère Christian, est surgi du cœur de ce mystère. C’est un livre que seul Alain pouvait écrire. Car avec Christian il a partagé la même passion, la même folie. Pour Alain, Christian est plus qu’un frère – cadet tant aimé, encouragé, protégé : il est celui qu’Alain avait ambitionné d’être. Celui qui a trouvé en lui la force d’aller au bout de ses rêves. Alain a été torero, sous le nom de Nimeño. Et puis le cœur lui a manqué. Il s’est retiré. Avec à l’âme une cicatrice inguérissable : la trace que laissent nos espoirs brisés. Dans l’ombre de Christian, Alain a poursuivi sa carrière : par procuration. Et seuls les triomphes de Christian pouvaient calmer sa blessure : « Le sens de l’honneur, l’amour propre, le panache étaient les qualités du torero que je n’avais pas eu le courage de devenir. »
Pour Christian, Alain a souffert. Avec lui, il a partagé la peur. La double peur qui étreint tous les toreros : peur du toro, peur de l’échec. Chez certains, c’est la première qui domine. Ceux-là, quand les choses se passent mal, peuvent abdiquer toute fierté, toute dignité. Alors la foule versatile les traite de dégonflés. C’est injuste : il faut beaucoup de courage pour se mettre devant un toro quand on crève de trouille. Et puis il y a les autres, ceux que tenaille la peur de n’être pas à la hauteur. La peur de montrer leur peur. Christian était de ceux-là. Il ne se dérobait pas, ne trichait pas. Il était enthousiaste, intransigeant. D’une sincérité absolue, adolescente. Devant les toros et devant la vie.
Nimeño II est mort, nuque brisée, sur le sable d’Arles. Christian Montcouquiol lui a survécu vingt-six mois, porté par l’espoir fou de remonter le temps. « Si je dois un jour retoréer, disait-il à son frère, débrouille-toi pour que ce soit en Arles, avec une corrida de Miura. » Physiquement, sa rééducation était un succès. Ses progrès laissaient les médecins médusés. Moralement, il sombrait. À mesure qu’il se remettait, il réalisait qu’il ne pourrait jamais retoréer. En juin 1991, il en fit l’aveu public. Cinq mois plus tard, il mettait fin à sa vie. Il avait 37 ans. Certains hommes préfèrent mourir que renoncer à leurs rêves.