Source, 7 mai 1997, par Serge Velay
D’un livre impossible
Il y a deux sortes de livres : d’une part, les fruits du talent et du savoir-faire, ouvrages fortuits et superflus, dont René Char disait qu’ils sont la « menue monnaie » littéraire ; de l’autre, des livres d’or qui, écrits sous l’empire de l’urgence et de la nécessité, sont des livres de vie.
Ces livres rares, parce qu’ils ont été le plus souvent extraits à grand peine de leur gangue, c’est à leur rugueuse beauté, à leur authenticité contraignante qu’on les reconnaît. Recouvre-le de lumière est de ceux-là, probablement parce qu’à bien des égards, il était pour son auteur une manière de livre impossible.
Au commencement, il y a la douleur qui suffoque, la détresse qui submerge, et la frénésie de rassembler tout ce que « le souffle destructeur de la mort » a éparpillé. Rassembler, mais quoi ? Tout : les morceaux d’un monde défait, pour tenter de recouvrer le sens de la vie. On ne répétera jamais assez que requalifier, rédimer le réel pour triompher de la scandaleuse dispersion est la fin que poursuit celui qui écrit. Car toujours le désastre précède l’écriture.
Ce livre est la chronique d’un travail du deuil et d’un combat victorieux : cinq ans durant, au prix d’un harassant travail sur soi et sur la langue, du fond du royaume des morts Alain Montcouquiol a ramené une à une des pages claires ou sombres, comme un enfant taciturne ramène dans ses bras un trésor.
Les fruits de cette éprouvante cueillette, ils sont majestueux ou triviaux, mais tous sont des fruits sacrés : une poignée de champignons roses, un vol rouge de sauterelles sous le ciel bleu et vide, une nuée de crabes sur la plage de l’île aux Oiseaux ; ou encore : deux incisives de coton hydrophile dans un verre d’eau, une mèche de cheveux, un morceau d’ongle et la larme noire d’un grain de beauté…
Voilà ce que l’on voit quand on est assailli par le désordre du monde et qu’on scrute la nuit par-dessus l’épaule d’un jeune mort. Ces bouts de riens et ces mots nus raclés jusqu’à l’os, c’est à peu près tout ce dont on dispose lorsqu’on écrit.
Alain Montcouquiol, qui n’était pas écrivain, redécouvre à la fois le journal et l’autobiographie, la méditation et le dialogue philosophiques, le récit picaresque, la farce et le conte chinois, l’écriture fragmentaire, le portrait et l’épiphanie, et le tout est un livre où l’on pleure et l’on rit, comme dans la vie qui est morte.
Mais encore, si je puis dire, un « livre nîmois » : un livre que Marc Bernard aurait assurément aimé, à cause du Mont Margarot, de la garrigue et des mazets, à cause des rêves fous des enfants pauvres, contraints de vendre leur sang pour subsister. Preuve qu’il y a des livres où l’on ne se paie pas de mots.
Ajointés grâce au terrible effort de liaison du désespoir, grâce à un fil ténu qui fond ensemble des voix affolées et discordantes, ces lambeaux de texte, ces morceaux de vie arrachés à l’oubli, tissent l’épopée mélancolique de « vies minuscules » (celles de Morenito, de Pepe, d’El Coli ou de Concha) avec l’évocation d’une trajectoire singulière et fulgurante, d’un destin tôt abouché à la passion.
Pour rester du côté de la littérature, il n’est pas si fréquent de voir si démesurément ouvert le compas de la tauromachie, qui est celui de la passion, de la passion romantique. Aussi exigeante et austère qu’une morale, la passion oscille ici entre ces deux extrêmes : triompher des Miura dans le bonheur conquis, ou bien mettre à mort un rat dans la rage et la frustration. Ainsi l’épisode hallucinant du maletilla Chincha ramène à de dérisoires proportions la logorrhée jargonante des spécialistes et autres marchands de peur.
Tout suicide interpelle les proches et l’entourage. Évoquant la passion de Christian, Alain Montcouquiol écrit : « Sa « chance », celle qu’il avait su provoquer, était comme la charge du toro : une fois lancée, le plus difficile restait à faire, et à refaire, aussi longtemps qu’il en aurait le goût, le courage et la passion ; aussi longtemps que palpiterait en lui cet étrange désir de mériter sa vie. » C’est en Arles, le 10 septembre 1989, que Nimeño II est mort : en lui volant sa passion, Panelero lui avait pris la vie.
C’est un grand et beau livre, un livre bouleversant qui excède les limites convenues de la littérature taurine. L’auteur y parle à tous, et à chacun en confidence. Il veille sur la langue tandis qu’il veille le souvenir d’un jeune mort. À l’adresse de l’ombre, comme dans la chanson, il répète : « Et surtout ne prends pas froid. » Il recouvre l’ombre de lumière au moyen des mots simples du livre. C’est un livre d’amour.