Critique, novembre 1991, par Jean-Yves Pouilloux
Nous entretenons d’ordinaire avec les tableaux des relations difficiles, où se mêlent des sentiments peu avouables comme l’envie ou la jalousie, et d’autres plus faciles à dire comme la reconnaissance, l’admiration et même la complicité. Sans compter la mode, la célébrité et jusqu’aux soucis de fortune. Ce curieux mélange semble venir de ce que la peinture nous offre d’un seul coup (croyons-nous) ce que le langage prend tant de temps et de détours à atteindre – si jamais il parvient jusqu’au but.
D’où un sentiment d’inégalité, sinon d’injustice. Comment les mots pourraient-ils rivaliser avec la matière d’un tableau pour exprimer les objets du monde, pour rendre présentes les choses ? Ce que nous avons sous les yeux n’a-t-il pas, spontanément, plus de réalité que les phrases que nous prononçons, entendons ou lisons ? Ne sommes-nous pas disposés à accorder davantage foi à nos yeux ? Le monde et la peinture sont d’un côté, pensons-nous, les mots d’un autre.
Cette inégalité, plutôt ce que nous ressentons communément comme une inégalité, semble lancer aux artisans du langage, disons les écrivains, les poètes, une sorte de défi. Comment parvenir, avec des mots, à faire surgir de façon sensible la chair du monde, son grain, sa texture, sa lumière ? Y a-t-il moyen par la parole, de rendre à la fois hommage et justice à Patinir, Ver Meer, ou Chardin, Turner ou Cézanne ? De faire aussi bien qu’eux ? Quel travail ici est nécessaire ? Et comment s’est-on débrouillé de ces difficultés ?
Les livres consacrés à la peinture, ou à tel peintre, ou même à un tableau, ne manquent pas, c’est le moins qu’on puisse dire. Et, pour la plupart, les interrogations que j’évoque semblent avoir trouvé une réponse satisfaisante (?), les textes publiés semblent avoir trouvé un biais pour évoquer une œuvre picturale, qu’ils se déploient comme des descriptions minutieuses, qu’ils reconstituent une atmosphère ou un climat existentiel dans lequel a (ou aurait) vécu le peintre.
Le langage, alors, semble pourvu d’une neutralité bienveillante et d’une transparence d’instrument. Mais cela peut-être signifie aussi qu’on ne met pas en doute cette neutralité et cette transparence. Peut-être ainsi ne sort-on d’un monde où la fiction règne sans partage, où les images se multiplient et se complètent. Et l’on peut se demander si ce qui est donné à imaginer n’est pas tout entier tissé par un réseau de métaphores et d’enchaînements verbaux. En sorte que « voir » véritablement reviendrait au contraire à essayer de se déprendre (ne serait-ce qu’un peu) de ce réseau, et de lutter avec l’imaginaire à la recherche d’un « monde vrai » qui est autant celui de la peinture que celui du langage dans lequel nous sommes pris nous-mêmes d’autant mieux que nous le reconnaissons moins. Il s’agirait d’un corps à corps (violent, on le pressent) avec les images toutes faites ; et cela ne semble pas facile.
Pierre Michon ne recule pas devant la difficulté, il ne l’élude en rien. Que la peinture l’occupe depuis longtemps, il suffit de le lire pour s’en assurer. Dès son premier « roman », Vies minuscules,qui tente de retrouver les traces essentielles d’une communauté paysanne dans laquelle il est né et qu’il essaie de ne pas trahir, on peut remarquer, comme un contrepoint discret et tenace, la présence de Van Gogh (p. 69-70, 83, 108, 124), Renoir (p. 113) Rembrandt (p. 124), Bram van Velde (p. 134), le saint Jérôme de Carpaccio (p. 138, 144), Dürer (p. 174), les « vieux maîtres siennois » (p. 181), Cézanne (p. 198) ; cette abondance pourrait faire croire à un étalage culturel, et c’est tout le contraire : ce sont d’humbles cartes postales, des chromos qui font partie du monde qu’on voit et en même temps servent à le voir, un peu comme Proust raconte que : « Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes (Le Côté de Guermantes, Pléiade, p. 327). Notre regard, à notre insu, a subi une modification, s’est conformé au regard du peintre – c’est aussi avec ses yeux que nous voyons. Michon inscrit ainsi visiblement une marque de ce qui en nous est à l’œuvre, inaperçu, comme un rappel.
Ces brèves scansions prennent une tout autre ampleur avec deux textes courts, Vie de Joseph Roulin et Maîtres et serviteurs, consacrés l’un à Van Gogh, l’autre à Goya, Watteau et Lorentino. « Consacrés », le mot ne convient pas tout à fait, il vaudrait mieux dire sans doute « occupés de » ; c’est Joseph Roulin qui figure sur la page de titre, et chacune des trois nouvelles qui composentMaîtres et serviteurs s’inscrit sous une formule qui apparemment n’a rien à voir avec Goya, Watteau ni Lorentino. Ce détail importe, il marque la nécessité d’un éloignement, d’un écart ou d’un détour, comme pour se décoller des fictions conventionnelles qui fleurissent autour de l’art et des artistes : faire le portrait de Roulin, et ce faisant évoquer par hypothèse l’univers de Van Gogh ; la personne prosaïque de Goya, « poupin ahuri et s’efforçant à sourire, le petit gros de Saragosse », est vue à travers les souvenirs d’une commère à la fois complice et cruelle, qui rapporte elle-même les propos de « la manola » en une sédimentation de plusieurs couches ; et le curé de Nogent, désabusé, raconte les dernières années de Watteau. C’est en quelque sorte un recours à témoins. Et cela, si constant et déterminé, manifeste, je crois, combien Michon a reconnu qu’il n’était pas légitime, ni envisageable même, d’aller innocemment tout droit à la peinture. Pas plus qu’il n’était possible d’aller tout droit à l’immédiateté du contact avec le monde présent. C’est d’une pareille incertitude de la présence que témoigne une parole prononcée par le grand-père pour donner sens à la visite de son petit-fils (le narrateur) quand il dit : « Vous l’avez vu ? C’était mon petit-fils ? » substituant la grâce de l’imparfait à un présent qui toujours spolie et déçoit » (V. M, p. 68).
Cela indique bien que pour Michon, « voir la peinture » c’est d’abord interroger la sédimentation compacte des images toutes faites qui au fil du temps se sont superposées ou substituées aux tableaux pour composer un imaginaire plus ou moins admis, plus ou moins collectif. Interroger est un mot faible d’ailleurs quand il s’agit de Michon, il vaudrait mieux dire « mettre à la question », avec toute la violence, scandaleuse, qui évoque la torture, avec l’outrance délibérée de quelqu’un qui ne supporte pas les faux-semblants, ni sur ses épaules le carcan des phrases convenues.
Car ce qui est premier, apparemment, dans le monde où nous vivons et croyons voir, c’est la mythologie : Van Gogh le possédé de peinture, « suicidé de la société », Goya et le Tres de Mayo ou la Maja nue ou en costume de cour, Watteau et les frondaisons qui croulent sur une aimable fête galante, tel disciple de Piero della Francesca et les fresques d’église et les peintures des saints. Telles sont en somme les définitions avec lesquelles nous avons pris l’habitude de regarder. Mais qu’ont-elles à voir avec les tableaux réels ? Et comment revenir dessus ? On peut supposer qu’à parcourir avec insistance, scrupule même, les différentes avenues du mythe, on finira bien par leur faire rendre gorge, à leur faire avouer leur puissance imaginaire, c’est-à-dire la force qu’elles détiennent de l’imaginaire. À partir de bribes minces tirées pour l’essentiel des Lettres à Théo (Gallimard), Pierre Michon reconstitue ainsi une vaste nébuleuse à laquelle participent aussi bien la Commune, la guerre du Tonkin, les pantalons des zouaves, les « lauriers-roses sans roses », Zundert, Arles ou Lambesc, saint Népomucène ou Abbacyr, le bleu de Prusse, la casquette des Postes, les petites femmes de la rue des « ricolettes » (Lettres à Théo p. 356) et l’absinthe, Rochefort et le général Boulanger (Lettres… p. 357), et le soleil qui a une si étrange et impossible couleur (« Enfin, il faudrait faire sa part au soleil sans contrarier personne », Lettres… p. 430), « jaune de chrome numéro trois, le pur soleil » (Vie de Joseph Roulin, p. 37). Et bien d’autres brefs éclats qu’il faudrait évoquer – mais mieux vaut lire Pierre Michon.
Il reconstitue, minutieusement certes, mais l’étonnant – le vrai – est qu’il ne donne jamais sa reconstitution pour accomplie, tout juste probable. Cela donc commence avec des à-peu-près, des « on-dit » des lambeaux de mémoire collective, des équivalences acceptables, parfois saugrenues, entre des éléments aussi disparates que possible où le général d’Espagne côtoie les énergumènes et les monstres, où Van Gogh a peint aussi « le petit infant qui n’est que limon mal pétri coiffé d’une casquette de collégien, enveloppé dans du bleu roi, baignant dans la pourpre d’un mur, et, dans la pourpre, boueux » (Roulin, p. 30) – où l’on sent déjà la tension entre « limon » au début de la période, et « boueux » qui en marque la chute. Ce disparate doit peu au hasard ou à l’artifice non plus que le mélange des tons ni la rupture brutale des phrases qui s’envolent dans un lyrisme magnifique soudain brisé par un détail trivial, une expression de langage parlé, une ponctuation incongrue ou un agencement de phrase déroutant avec inversion, longues incises, verbes à la fin et remords d’expression qui prolongent comme pour soi l’inventaire d’un capharnaüm improbable et découvert au fur et à mesure de l’écriture elle-même avec le bizarre va-et-vient des sujets grammaticaux dont, à la première lecture toujours trop prompte et hâtive, poussée vers un terme qui clôt et soulage ainsi l’attente, on se sent pour ainsi dire privé d’une maîtrise qu’on croyait pourtant bien établie, confortable et sienne. « Mais le plus souvent ce fut le père qu’il peignit, des façons que j’ai dites, avec ses attributs, la casquette et la barbe, les bras bleus, la tempe effleurée par l’ivresse et l’aile de l’ange républicain, comme absent, et apparaissant. Et le père qui dans les séances de pose ne tenait pas en place, venait jeter un coup d’œil sur l’épaule de Vincent ; s’esclaffait ou se renfrognait, affairé comme un moujik fatigant, le père regardait ce fils roux tombé du ciel le peindre, très étonné » (Roulin, p. 31). Qui est qui ? Quel père, et quel fils, et fils de qui ? La phrase accomplit l’amalgame des éléments disparates, et en même temps les dissocie les énumère dans une nomenclature à la fois précise et noyée. Ce qui vacille alors, ce ne sont pas seulement les contenus usuels de représentation, les clichés obligés, mais surtout les sujets, que la phrase fait changer de place, ébranle dans leur autorité présumée sur une cohérence attendue, et déçue. On s’étonne du coup, on doute. Tout paraissait si simple au commencement, et puis, peu à peu, l’incertitude gagne, et entre tant d’ébauches évoquées, c’est une énigme qui reste, opaque et résistante comme un secret. Alors il faut bien revenir au commencement, revenir à soi.
J’ai employé le mot « amalgame », il ne convient pas tout à fait, et peut prêter à confusion. Michon déploie les éléments, côte à côte mis à plat, dans une égalité qui peut choquer notre désir d’unité, notre besoin de sens. Mais c’est justement là que le disparate originel retrouve une force ; dans l’accumulation, la hiérarchie selon laquelle notre imaginaire ordonne les termes devient problématique. Selon un mouvement analogue à celui de l’association libre, Michon parcourt un éventail de pistes possibles qui sont autant de chemins d’un regard dans lequel – comme en effet cela se produit dans notre expérience quotidienne, même si nous le méconnaissons – se mêlent des bouts de rêve, des illusions d’optique, des manières de voir héritées, familiales ou sociales. Il le parcourt, à la façon dont on fait tourner les pièces d’un puzzle en tâtonnant pour trouver comment les disposer. D’où une allure qui peut paraître au premier abord incertaine, scandée par des « sans doute », « j’imagine », « si… si… », « peut-être » ou « je les vois… » qui aboutissent à une phrase comme : « Je sais qu’ils s’arrêtent quand vient midi. Je connais les arbres sous lesquels ils mangent et parlent, j’entends leurs voix, mais je ne les comprends pas » (VM, p. 12), ou comme : « il se trame encore une vague réalité, brutale et lourde, comme de vieux tableau ou de chapiteau roman, une réalité qu’à demi je perçois et que je ne comprends pas » (VM, p. 35). Ou encore à propos de Goya, ce doute tout à coup : « C’est trop simple, Madame ? Il avait déjà vu bien des Velasquez, notre ami Francisco, il n’eut ce jour-là ni révélation, ni gouffre sous ses pieds. Et vous dites que je n’ai pas parlé non plus de ce voyage que jeune il fit à Rome, où il eut loisir de tout étudier et assimiler, Velasquez comme ses maîtres, le meilleur de la peinture ? Sans doute. Vous avez raison. D’où m’est venue cette sombre histoire de caverne ? J’ai rêvé encore devant cette marmite sévillane, c’est moi qu’elle a enivrée, et je voudrais que ce fût Goya tant je suis une vieille sotte » (MS, p. 48-49). Mais peu à peu ces hypothèses, ces incertitudes s’imposent pour ce qu’elles sont en effet, non pas un délire hallucinatoire transcrit par un barde ivre mais des questions obstinées qu’une voix encore sans nom pose à son monde imaginaire, lequel ressemble à s’y méprendre à notre monde commun, au point que nous voici, nous qui lisons, conduits à remettre en cause nos stéréotypes acceptés, à mettre en doute ce que nous pensions être notre vision.
La définition des couleurs, on le sait, suscite épisodiquement des affrontements dans les familles ; le dimanche, après déjeuner, il arrive qu’on en dispute, d’un turquoise qui est aux uns bleu, aux autres vert, ou d’un orangé tantôt rouge, tantôt jaune. Et que dire des couleurs, sinon que deux yeux sont étrangers l’un à l’autre, non seulement d’un individu à un autre mais en nous-mêmes entre l’œil gauche et l’œil droit ? Et que leur identification apparemment si sûre flotte dans une indétermination inquiétante ? Une phrase de Van Gogh suggère cette difficulté :
« J’ai toujours l’espoir de trouver quelque chose là-dedans. Exprimer l’amour de deux amoureux par un mariage de deux complémentaires, leur mélange et leurs oppositions, les vibrations mystérieuses des tons rapprochés. Exprimer la pensée d’un front par le rayonnement d’un ton clair sur un fond sombre. Exprimer l’espérance par quelqu’étoile. L’ardeur d’un être par un rayonnement de soleil couchant. Ce n’est certes pas là du trompe-l’œil réaliste, mais n’est-ce pas une chose réellement existante ? » (Lettres, p. 402).
Une touche de couleur sur une toile n’est pas seulement une tache colorée existant en soi et uniquement pour sa matérialité visible, elle est reliée aux autres touches, et plus mystérieusement au monde de la perception dans son ensemble, au toucher par sa texture et son grain, au goût, à l’ouïe et à l’odorat par ce nœud d’impressions qui sont en nous liées obscurément et constituent ce que Merleau-Ponty appelle la « chair » du monde. Si bien que tenter de voir cette couleur, c’est tenter, au-delà d’une nomination descriptive, de faire arriver à l’expression ce monde invisible qui soutient la couleur et la fait être. « Un certain rouge, dit Merleau-Ponty, c’est aussi un fossile ramené du fond des mondes imaginaires », et plus loin, « quelque chose qui vient toucher doucement et fait résonner à distance diverses régions du monde coloré ou visible » (Le Visible et l’invisible, p. 175).
Je ne connais pas Pierre Michon, je ne sais s’il a lu Merleau-Ponty, mais la parenté entre la réflexion de l’un et l’écriture de l’autre me frappe comme un signe réconfortant et heureux. Le signe qu’il est possible de tendre un mouvement d’expression vers l’énigme du visible, cette très mystérieuse opération qui en nous fait passer les impressions d’un sens à un autre, et nous fait « voir » au moment même où nous ne savons pas que nous entendons, goûtons ou touchons. Dans une page magnifique, Michon évoque Roulin qui accompagne Van Gogh « sur le motif », devant les Alpilles :
« Les cigales chantent plus fort, d’arbre en arbre couvrent le monde visible. Et devant cette étendue qu’on peut nommer, qui est sur le cadastre, dont les blés seront équitablement distribués aux malheureux quand la vraie république en dernier clôturera le monde. Roulin regarde maintenant cet homme de médiocre volume, debout et occupé, incompréhensible, qui ne connaît pas les noms de ces endroits et qui à la place de ces lieux cadastraux met sur une toile de dimension médiocre des jaunes épais, des bleus sommaires, un tissu de runes illisibles, plus inattentionnées pour Roulin que les collines, plus dédaigneuses de lui que les Alpilles quand on est à pied là-haut et que midi vous surprend, sans un arbre » (Roulin, p. 35).
Et, comme en écho, le curé de Nogent cherche à s’approcher des toiles de Watteau, ces « toiles énigmatiques » dans lesquelles il éprouve la présence d’une mort proche et que « les chairs peintes en ce temps demeurèrent roses et les ciels bleus, car la mort ne se peut représenter que par de grossiers effets, pourriture et palette de tourbe à quoi il répugnait, ou au contraire assomptions trop éclatantes dans des violets d’iris traversés de jaune de chrome, qui n’étaient pas dans sa manière et à quoi peut-être il répugnait aussi… » (MS, p. 72-73). Les exemples ne manquent pas dans les textes de Michon, on pourrait en relever de splendides dans les extraits publiés sous le titre L’Origine du monde (NRF,mai, juin, juillet-août 1988), tous certes loin du trompe-l’œil réaliste dont j’évoquais les façons en commençant, mais, tous visant, comme l’écrit Van Gogh, une « chose réellement existante ».
Cela paraît simple, ainsi isolé. Et pourtant l’expérience témoigne, ne serait-ce que par la rareté de telles tentatives, que ce parti heurte trop violemment nos habitudes pour être aisément accepté. Chaque mot porte en soi une mémoire qui comprend sa signification bien sûr mais aussi sa forme, sa silhouette graphique, son histoire, son tissu sonore, les lieux où nous l’avons déjà rencontré ; y prêter attention, leur faire place, relève à l’évidence d’une entreprise poétique qui, à bien des égards, paraît déplacée dans ce que nous nommons prose. Sans compter les risques de préciosité, d’afféterie, auxquels il est peu facile d’échapper. Michon y succombe parfois, peut-être dans les moments mêmes où il est le plus exposé à l’émotion, pour la conjurer sans doute. D’où des formules comme « une voix s’anoblit, se pose un ton plus haut, s’efforce en des sonorités plus riches d’épouser la langue aux riches mots » (VM, p. 11), qui décrit la démarche même de Michon, et son ambition ; ou « comme une Annonciation et comme une Annoncée » (VM, p. 16), ou « une obscure ivresse m’éblouit avec l’illustre soleil, au sortir du bistrot » (VM, p. 68), et beaucoup d’autres encore. Mais qui fera grief à Saint-John Perse d’avoir osé écrire : « Sur trop de grèves visitées furent mes pas lavés avant le jour, sur trop de couches désertées fut mon âme livrée au cancer du silence » (Exil, III), où l’apparent artifice n’est pas moindre, tant s’en faut ? Mais où n’est pas moindre la grandeur.
Assurément il y a là une rhétorique, avec ses clausules, ses répétitions, ses métaphores, ses antithèses qui marient grandeur et misère (« ce trône de paille obscure et ce sceptre d’ivresse, cette royauté grandiloquente dédiée aux araignées, outragée de seaux d’eau et de noirceurs d’enfants, devint-il un inimaginable règne sur un seul et pauvre mot », p. 43). Et si j’évoque Saint-John Perse, ce n’est pas seulement parce que Pierre Michon mentionne « les petites comme les grandes anabases » ou « la palme mallarméenne trop concise pour abriter du soleil, des pluies » (VM, p. 18) ou parle de la gloire rutilante d’une réalité triviale, c’est parce que, au-delà de figures faciles à épingler (les participes présents, les « comme » + adjectif en fin de phrase, les inversions et les zeugmes, bref le « point », de son style), et pour cette raison parfois agaçante, on résiste mal à une puissance de dire qui charrie tout sur son passage, un souffle.