Libération, 22 décembre 2005, par Jean-Baptiste Harang
Le songe d’une nuit d’hiver
Secrets d’enfance. Entre intimisme et féerie, un premier roman de Christophe Pradeau.
Les raisons qui nous poussent vers des livres dont on ne sait rien ne sont pas toujours raisonnables : un nom d’auteur qui ressemble à un autre et que l’on confond avec un troisième qui ne ressemble à rien, un titre sibyllin ou aguicheur, la photo en bandoulière d’une jeune femme énigmatique qui prétend l’avoir écrit, la confiance aveugle qu’on fait à une maison d’édition, ou à la jeune femme attachante qui la représente, une jaquette brillante où l’on se voit dedans, une phrase subreptice aperçue au vol quand le livre s’échappe à l’ouverture du paquet. Je ne lis jamais les quatrièmes de couverture de peur qu’on y dévoile le nom de l’assassin. Sauf si, en vertu de la loi dite « de la tartine », le livre tombe du mauvais côté. Sur celle-ci, on pouvait lire : « Christophe Pradeau est né en 1971, La Souterraine est son premier roman. » À deux reprises, le titre était écrit ainsi : La Souterraine, avec un S majuscule. Si bien qu’il me parut évident qu’une intrigue de qualité nous attendait à La Souterraine, chef-lieu de canton de la Creuse, où j’ai passé une année noire et dont ce livre me vengerait. J’avais tort, d’autant plus que sur la couverture et à l’intérieur du livre cette « souterraine » n’avait pas prétention à la moindre majuscule, mais c’était trop tard, j’avais le livre en main, il devait être lu.
C’est un livre d’écriture où seule la vie est souterraine, la vie imaginaire de Laurence, une petite fille qui deviendra grande, après avoir longtemps eu peur du brouillard, longtemps imaginé un monde ni pire ni meilleur, tout juste différent, un monde construit comme un rêve, un rêve répété, nourri de culture et d’obstination, un monde où tous les cauchemars ne sont pas des rêves, où les rêves présentent une alternative possible, tentante, à la réalité. C’est un garçon qui raconte, il ne dit pas son nom, il est le frère de Laurence. Ils sont petits dans une voiture conduite par le père, la mère est malade à la place du mort. Ils sont pris dans le brouillard, à n’y plus voir, tout ce qui n’entre pas par les yeux appartient à la vie souterraine. Le paysage se construit de mémoire, le dessinant en aveugle sur les vitres dans la buée des respirations, tandis que, de l’autre côté, le givre tente de bloquer les écoutilles. Les deux premiers tiers du livre sont engourdis de brouillard, écrits dans la lenteur apeurée du froid, d’une plume sérieuse, guidée de souvenirs, de fantaisie et d’application, phrases longues et balancées, trop justes, presque surécrites de peur de ne l’être pas assez, comme si l’auteur avait un modèle à suivre et la modestie de ne jamais s’en éloigner. Neuf heures de brouillard et de pistes brouillés jusqu’à la page 94 : « Étouffés d’ouate, blottis dans notre voiture comme dans un cocon, nous étions réduits à l’état de larves attendant nous ne savions quelle métamorphose ou que n’avance pour nous dévorer l’araignée qui avait jeté sa toile sur l’univers. »
L’araignée ne viendra pas et tout se métamorphose dans la seconde partie du livre, « la Route de l’ambre », la somptueuse histoire de Sédulius, inventée, peaufinée par Laurence, en partance vers ce monde souterrain et merveilleux de lourdes abeilles, d’animaux fabuleux et, plus tard, de cabines téléphoniques sarcophages, alvéoles funèbres, dans ces dernières pages, le style travaillé du début trouve une harmonie naturelle avec ce qu’il invente. Et ce scrupule, ce petit caillou glissé dans la chaussure du lecteur dès la page 35, par le truchement d’une parenthèse subreptice, finit par justifier notre chagrin de s’éveiller du rêve d’un autre : (« C’était peu de temps après la mort de Laurence »).